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16 juil. 2018
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Luc Mory : "L’ambition est de doubler la taille de Naf Naf en cinq ans"

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16 juil. 2018

Exit Vivarte. Sous pavillon chinois depuis le mois de juin 2018, Naf Naf s’offre une nouvelle terre de conquête. Mais la marque du sentier parisien n’en délaisse pas pour autant son empreinte française et européenne, qui sera amenée à croître. Conforté à son poste par le groupe La Chapelle, le PDG de la marque de mode féminine, Luc Mory, expose pour la première fois les ambitions de son nouveau propriétaire, sur fond de rencontre de cultures très différentes et de travail en coopération. Car le groupe chinois, fondé il y a 20 ans, connaît très bien le marché de l’habillement milieu de gamme en Chine et compte aujourd’hui plus de 9 000 points de vente dans son pays, avec une douzaine de marques à son actif.


Luc Mory a pris la direction de Naf Naf en 2013, après avoir notamment oeuvré au sein du groupe Beaumanoir, puis chez CWF. - DR


FashionNetwork : Comment s’est noué ce mariage avec le groupe La Chapelle ?

Luc Mory :
On se connaissait déjà puisque la première prise de contact a eu lieu en novembre 2016. A l’époque, on se disait que Naf Naf était remis en ordre, en France et en Europe, et qu’on allait  pouvoir repartir à la conquête de marchés plus lointains. La Chine nous faisait très envie, tout en ayant conscience d'être une grosse PME, sans capacité de pouvoir y investir en propre avec le contexte du groupe Vivarte. Nous cherchions alors des partenaires prêts à prendre une licence sur le territoire chinois, et c’est dans ce cadre que l’on a commencé à discuter. Assez vite, lors d’un repas, le fondateur de La Chapelle, M. Xing, m’a demandé : " C’est intéressant votre histoire de licence, mais est-ce que vous êtes à vendre ?". Ils sont ensuite venus en France pour échanger et mieux connaître la marque. La mise en vente a été annoncée en janvier 2017, la banque d’affaires Rothschild Transaction R a été mandatée et nous sommes rentrés en négociations exclusives avec eux en septembre 2017. En février 2018, j’ai emmené un groupe de salariés Naf Naf en Chine, et pas forcément des membres du comité de direction, dans l'optique que les gens se fassent leur propre idée. Nous sommes retournés dix jours en Chine en juin dernier pour célébrer le closing (la conclusion d'une vente, ndlr) et nous mettre au travail. 

FNW : Vers quelle stratégie de développement s’orientent vos discussions ?

LM :
Avant tout, il faut comprendre que c’est un vrai choc des cultures. C’est la première fois que La Chapelle fait l’acquisition d’une marque en dehors de Chine. Chacun aborde le monde avec ses propres représentations. Mais, si on arrive à apporter une petite touche de culture chinoise chez nous et une petite touche de culture française en Chine, alors on pourra travailler beaucoup plus facilement ensemble et organiser nos synergies. L’équipe de La Chapelle est rapide et pragmatique. Son fondateur a construit un groupe en 20 ans et son histoire ressemble beaucoup à celle d’Amancio Ortega, le créateur du groupe Inditex : Il annonce d’ailleurs qu’il veut "être le Zara chinois" ! Les Chinois sont également très ambitieux, totalement adaptables et optimistes sur l'avenir. En revanche, ils ne sont pas très sensibles aux sujets conceptuels, il faut que chaque idée s’ancre dans une réalité claire. C'est pour cela qu'en amont, nous avons travaillé avec le bureau Martine Leherpeur pour nous sensibiliser à leur culture.

FNW : Naf Naf aura une direction unique ou un pilotage à deux têtes ?

LM :
L’idée, c’est d’avoir un ensemble Naf Naf qui marche sur deux jambes : l’une en Chine et l’autre en France (pour piloter l’Europe et le reste du monde, hors Chine). Aujourd’hui, la marque réalise 210 millions de chiffre d’affaires : l’ambition est de doubler la taille de Naf Naf en cinq ans. Sur le plan du retail, il est prévu en Europe l’ouverture d’un peu plus d’une centaine de magasins, soit 1/3 en succursale et 2/3 en affiliation ou en franchise pilotée. Ce dernier concept a été testé cette année en Croatie, et cela fonctionne très bien. Nous gérons le stock mais c’est le partenaire qui le finance. D'autre part, la France reste prioritaire pour Naf Naf. Il y a encore pas mal de places à prendre et nous y prévoyons l’inauguration d’une soixantaine de boutiques dans les cinq prochaines années, en centre-ville comme en centre commercial.

FNW : Vous voyez encore du potentiel sur un marché français fragmenté et en décroissance côté consommation textile ?

LM :
Oui. Aujourd’hui, les loyers baissent. C’était un mouvement attendu depuis un petit moment. On sent que l’on reprend une position de force face aux bailleurs. Nous avons fait appel à des spécialistes du sujet pour nous épauler. Il faut que le partage du résultat d’un point de vente se fasse de manière équitable entre le bailleur et le locataire, et ça ne l’est pas encore tout à fait. C’est aussi pour cela que de nombreuses marques ferment des boutiques...


La Chapelle a déboursé 52 millions d’euros pour s’offrir Naf Naf.


FNW : Et la feuille de route de Naf Naf en Chine ?

LM :
C’est 500 points de vente en cinq ans, avec des magasins à l’enseigne, un e-shop et des corners dans de vastes magasins multimarques (comme ceux qu’exploite La Chapelle) ou des grands magasins. Plusieurs formules seront testées. On fait entièrement confiance à nos partenaires chinois qui connaissent extrêmement bien leur marché, et surtout le moyen de gamme. Il est clair que le transfert de savoir-faire va être organisé dans les deux sens. Concrètement, les premiers produits Naf Naf seront commercialisés en Chine à l’été 2019. Nous avons déjà envoyé les échantillons de cette collection sur place. La stratégie de marque sera toujours élaborée à Paris, les adaptations se feront en Chine, et j’aurai un rôle de supervision depuis la France. Nous n’allons pas déployer là-bas une équipe 100 % française, une erreur que font certains. Il faut laisser la Chine aux Chinois. Et pour cela, une CEO pour Naf Naf sur ce marché a été nommée en la personne d’Amanda Hu. C’est une experte du retail ; elle a travaillé dans la distribution de meubles en Chine, mais aussi chez Nokia et pour le cabinet de consulting Roland Berger.

FNW : Un ajustement de l’offre est-il nécessaire pour conquérir le marché chinois ?

LM :
Tout à fait, autant en ce qui concerne l’identité de la marque que le produit. Notre emblème, qui est un cochon, va-t-il parler à la jeune Chinoise de 20-25 ans ? C’est un animal qui est perçu positivement là-bas, mais ce n’est forcément évident de l’associer à la mode. On ne sait pas encore exactement comment on va présenter la marque. L’adaptation la plus concrète concerne l’offre : La Chapelle nous dit qu’il pourra reprendre tels quels pour le marché chinois entre 30 à 50 % des modèles que nous concevons. Nous n’allons pas dessiner des choses spécialement pour la Chine. Ensuite, et c’est évident, un travail global sera opéré sur les tailles et la morphologie.
D’autre part, nous pensons qu’organiser des flux de produits qui sont fabriqués dans le monde entier, puis stockés dans l’entrepôt d’Epinay, pour les envoyer en Chine, ça n’a pas de sens. En revanche, on va exporter notre savoir-faire sur le contenu de la marque et des collections, et c’est quand même assez simple à transférer grâce à la technologie.

FNW : La question se pose donc pour le sourcing…

LM :
Il y a probablement des synergies à créer sur notre partie du sourcing qui est faite en Chine, et qui représente à l’heure actuelle 30 % de notre production. Le reste, c’est 10 % en Inde et 60 % en proche import (Maghreb, Turquie, Europe de l’est, Portugal, Italie et France). C’est ce qui a changé chez Naf Naf en quelques années. Avant, on achetait 60 % en Asie et 40 % en proche import et on a renversé ces rapports pour mettre en place une chaîne logistique de fast-fashion. On décide désormais au dernier moment et on s’engage au minimum avant le démarrage de la saison. On achète tout le temps, pour apporter de la nouveauté constamment. Nous souhaitons conserver cet équilibre pour la France et l'Europe et ça a été un sujet de discussion avec La Chapelle, puisqu’ils nous ont proposé de mettre leurs usines chinoises à disposition. Mais on peut simplement se poser la question pour les 30 % des produits qu’on fait fabriquer en Chine. Pour les produits qui seront vendus sur le marché chinois, nous ne souhaitons pas créer trop de flux, donc à terme, l’idée est de tout fabriquer sur place.

FNW : Les prix pratiqués en Chine seront-ils identiques à ceux affichés en Europe ?

LM :
Ils seront probablement un peu plus élevés. Quand Naf Naf va arriver en Chine, la cliente ne nous connaîtra pas. On peut tout faire ! L’impératif est qu’elle nous identifie comme une marque française et parisienne. Le budget marketing va être conséquent, et pour se payer des campagnes d’envergure – surtout sur le digital avec égéries et influenceuses -, il faut que le prix des produits soit légèrement revu à la hausse.
Ce qui est intéressant de constater, c’est que lorsqu’on se rend dans des coins de Chine moins connus et plus ruraux, les jeunes femmes s’habillent de manière très féminine, notamment avec des petites robes : on peut vraiment penser que Naf Naf a le potentiel pour toucher toutes les jeunes Chinoises.
Précisons qu’en Europe aussi, le prix et l’image prix demeure un vrai sujet. Nous étendons la gamme de prix de la marque de par la collection premium baptisée Les Collectionistas, tout en montrant qu’on est aussi présents sur les entrées de gamme. Avec des produits étiquetés comme tels, dont le prix bas est mis en avant, mais qui ne sont pas des basiques, un terme devenu un gros mot chez nous ! Le prix moyen va très légèrement baisser en Europe, c’est l’amplitude qui va devenir plus large. L’objectif, c’est de parler à davantage de potentielles clientes.

FNW : Comment (re)conquérir des consommatrices, en France notamment ?

LM :
Il faut reprendre la parole. La notoriété de Naf Naf est très supérieure à sa taille. La marque pointe à la 5e ou 6e place du classement en France (derrière H&M, Zara ou Camaïeu…), sauf qu’en termes d’implantation de réseau - on compte environ 200 points de vente dans l’Hexagone -, elle est très en dessous de ces autres acteurs. Il faut donc être plus visible et désirable. L’ADN de Naf Naf, le grand méchant look renouvelé tous les quinze jours, marche très bien. On l’a réintroduit il y a quelques années et on reprend des parts de marché depuis six saisons. Mais on doit encore approfondir cela. Le curseur de la marque a aujourd'hui été poussé vers quelque chose de plus lifestyle. Une inflexion qui débute sur la saison automne/hiver 2018/19. Notre nouvelle campagne l’incarne assez bien, puisque Naf Naf y fait son festival de musique.
La marque possède également un capital sympathie à l’international. Fin juin, la collection de l’été 2019 a été présentée à nos partenaires étrangers, ce qui n’était pas arrivé depuis dix ans, et nous avons enregistré 19 nouveaux clients sur la saison. Même si le retail est prioritaire, nous n’abandonnons pas le wholesale en dehors de France. La marque a d’ailleurs fait son retour sur le récent salon Panorama à Berlin.


Le magasin de Lyon Part-Dieu, ouvert en janvier 2018


FNW : Avez-vous délimité le nouveau concept de boutique Naf Naf, inspiré par l’expérience du pop-up store sur les Champs-Elysées ?

LM :
Testé à Lyon, le nouveau format s’appelle le "sixième sens" et a intégré beaucoup de choses que l’on a apprises avec le pop-up store des Champs-Elysées. Le rôle de la boutique doit être complètement revu. Les magasins de prêt-à-porter sont aujourd’hui barbants pour les clients, qui ne sont pas toujours très bien accueillis et servis. Internet et le magasin ne sont pas encore assez imbriqués. Il faut se pencher sur l’utilité des services pour la cliente, et sur l’émotion donc, en stimulant les cinq sens. L’identité sonore de la marque vient par exemple d'être mise au point. Je suis sûr que musique et mode sont appelés à davantage se rapprocher à l’avenir. Le sixième sens est celui de la rencontre, de la relation humaine qui doit être beaucoup plus forte qu’avant.

FNW : Comment se comporte la marque sur le plan du e-commerce ?

LM :
On devrait dans l'idéal ne plus faire la différence entre achat physique et online. Nous souhaiterions pouvoir livrer la cliente en deux heures après sa commande, qu’elle soit passée en magasin ou en ligne. Ce n’est pas encore pour demain, c’est un objectif. A ce jour, les ventes de Naf Naf générées en ligne (e-shop, marketplaces, négoce) représentent près de 10 % de nos ventes totales. On peut doubler ce chiffre, mais ce sera de plus en plus difficile à déterminer.
La digitalisation concerne aussi la société dans son ensemble, en front comme en back office, sur tous les métiers. De gros investissements informatiques sont programmés dans les cinq prochaines années. Il nous faut un nouveau système, notamment pour récolter, traiter et croiser les données concernant le client, le produit et le magasin. Tout le monde parle du big data mais personne ne peut expliquer vraiment son retour sur investissement. Sur ce sujet, nous en sommes au stade des fondations à construire, car notre base de données clientes n’est pas suffisamment segmentée.

FNW : L’équipe Naf Naf se construit en Chine. Etoffez-vous aussi la direction du côté français ?

LM :
Oui, Guillaume Anselin est arrivé pour prendre la direction du marketing, du digital et des projets transversaux. Son profil est intéressant car il n’a pas travaillé dans le prêt-à-porter auparavant, même s’il est très familier du monde des grandes marques, puisqu’il a évolué de nombreuses années dans la publicité. La capacité à raconter de nouvelles histoires va être décisive pour la marque. Enfin, nous avons accueilli une nouvelle DRH, Nadia Sebbane, qui occupait précédemment cette position chez Bershka France. Nous sommes satisfaits, car nous arrivons à attirer des talents d’Inditex !

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