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Clémentine Martin
Publié le
12 janv. 2023
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Adidas contre Thom Browne: quelles répercussions après le procès?

Traduit par
Clémentine Martin
Publié le
12 janv. 2023

Thom Browne est un passionné de sport. Il l’a réaffirmé au tribunal du District Sud de New York lors du procès qui l’oppose à Adidas, le géant allemand du sport. Mais ceux qui sont familiers avec le travail du designer, qui sera le prochain président du CFDA, l’avaient déjà bien compris.

Des mocassins homme faisant un clin d’œil au basket, des talons hauts féminins inspirés de patins à glace, un chapeau rappelant un casque de football américain et des références aux coques de protection des athlètes ont émaillé les défilés de Thom Browne. L’ex-skieuse olympique Lindsey Vonn a même joué les mannequins pour le créateur américain sur une véritable piste de ski, et il a également tourné un film de mode sur le thème des Jeux Olympiques au Memorial Coliseum de Los Angeles. Mais aujourd’hui, un très sérieux litige l’oppose à un mastodonte du sport: Adidas et ses fameuses bandes (maintenant au nombre de quatre).


Thom Browne


Le procès, qui a commencé à New York la semaine dernière, viendra mettre le point final à un débat commencé il y a plus de dix ans, quand Thom Browne a pour la première fois apposé un motif à trois bandes sur ses vêtements de luxe.

FashionNetwork.com s’est entretenu avec Jeff Trexler, avocat membre de la faculté du Fashion Law Institute de Fordham Law School. Fondé par l’avocate Susan Scafidi avec l’appui du CFDA, le Fashion Law Institute est une association à but non lucratif qui propose des formations en droit de la mode aux futurs avocats et designers et qui offre des services légaux gratuits aux étudiants et aux professionnels de la mode. L’institut fait aussi de la divulgation et propose son assistance aux acteurs de l’industrie de la mode, confrontés à des dilemmes judiciaires spécifiques.

Lors d’un entretien téléphonique, Jeff Trexler nous a fait part de sa vision de l’affaire, des potentielles retombées et conséquences d’une décision en faveur d’un camp ou de l’autre. Selon ce professeur en droit, il est rare qu’un désaccord entre deux marques en arrive à cette situation extrême.

“En général, ces affaires se règlent à l’amiable. La partie qui s’estime lésée envoie une lettre demandant au contrevenant de cesser l’exploitation des produits concernés. Mais ce cas-là n’a pas pu être résolu en-dehors des tribunaux. Malgré trois ans de pourparlers, le procès est apparu comme inévitable. Thom Browne peut se le permettre. Ce n’est pas le cas de beaucoup de marques, et c’est d’ailleurs sûrement pourquoi les choses se tassent généralement avant l’intervention de la justice“, fait remarquer Jeff Trexler.
 
D’après lui, ce procès est unique et marque une entrée en terre inconnue pour les marques de luxe et pour les géants du sportswear, deux univers qui jusqu’à récemment évitaient soigneusement de se mêler.
 
“Cela me rappelle une scène de SOS Fantômes, où Egon recommande de ne jamais croiser les effluves ou tout explose. Mais le marché a changé: actuellement, Thom Browne évolue vers le sportswear et Adidas collabore avec des marques de luxe. Donc Adidas a l’impression de devoir défendre son territoire légitime“, explique-t-il.

Thom Browne fait partie du groupe italien de luxe Zegna


 
L’affaire a commencé en 2007. À l’époque, le mastodonte allemand avait sommé Thom Browne de cesser d’utiliser un motif à trois bandes, ce qu’il avait accepté: elles avaient été remplacées par une version à quatre bandes. Selon Jeff Trexler, Adidas a tendance à sauter sur toutes les occasions de faire valoir ses droits à la propriété intellectuelle. Une réputation que la multinationale allemande s’est forgée suite à plusieurs procès ultra-médiatisés contre Skechers, Juicy Couture, Marc Jacobs et dernièrement Kanye West, à qui elle réclame 275 millions de dollars de frais de publicité.
 
“Adidas remplit son obligation légale de défendre sa marque. C’est ce que montre ce procès. Thom Browne a commencé par accuser Adidas de ne pas défendre sa marque, une accusation qui n’a pas été prise au sérieux par le tribunal. Mais en revanche, un autre argument peut faire mouche: dans ce cas particulier, Adidas a mis trop longtemps à décider de se défendre. Ils doivent se défendre, au risque de perdre leur marque commerciale“, pointe-t-il.
 
D’après Jeff Trexler, le temps joue en faveur de Thom Browne, dont la défense se fonde sur un délai indu avant le dépôt de plainte du géant allemand. Ce procès vient solder quatre ans de pourparlers sans résultat. D’après un article publié par The Fashion Law, un média et agence de presse qui décrypte les tensions légales et commerciales dans la mode (indépendant du Fashion Law Institute), les discussions ont repris en 2018, quand Thom Browne a tenté de déposer un motif à bandes pour sa marque commerciale dans l’Union européenne.

C’est alors qu’Adidas a découvert un pantalon de survêtement à quatre bandes dans la collection du créateur. Elles apparaissent aussi fréquemment sur les cardigans, les jupes et les blazers de Thom Browne.

Une défense sur le décalage temporel ?



D’après Jeff Trexler, la défense de Thom Browne va se baser sur le décalage temporel: si Adidas avait vraiment voulu faire valoir ses droits, la plainte aurait été déposée il y a longtemps.

“Thom Browne va argumenter qu’Adidas l’a laissé commercialiser ses produits pendant des années avant de décider du jour au lendemain de porter plainte. Pour le tribunal, le délai de six ans est retenu et c’est pourquoi l’année 2012 est cruciale dans cette affaire. L’équipe de Thom Browne va tenter de convaincre le jury qu’Adidas avait déjà connaissance du motif et des produits avant 2012. S’il arrive à le démontrer, la notion de délai déraisonnable pourrait s’appliquer“, poursuit Jeff Trexler.

Cette défense repose donc sur le fait qu’Adidas avait connaissance de la ligne de produits de Thom Browne. Selon Jeff Trexler, Adidas pourrait contrer cette stratégie en pointant la faible envergure de ces premières lignes et l’appartenance de Thom Browne au milieu du luxe. Par ailleurs, il a fait le choix de produire ces produits à quatre bandes après un premier litige portant sur l’utilisation des trois bandes.

“Adidas va s’insurger et dire qu’on ne peut pas se contenter d’ajouter une quatrième rayure et s’en tirer à bon compte. C’était un peu effronté de la part de Thom Browne. D’après Adidas, les tribunaux ne devraient pas le tolérer“, résume-t-il.

Thom Browne accuse Adidas de vouloir s’arroger l’usage de tous les motifs à bandes, tandis que la marque affirme que ce sont les motifs à trois ou quatre bandes qui sont susceptibles d’être confondus.

Si Adidas gagne, un aspect souvent mal compris du droit commercial sera remis en question: un petit changement suffirait à façonner un nouveau produit. Le regretté Virgil Abloh avait d’ailleurs une citation célèbre: si l’on change 3% d’un objet, on crée quelque chose de nouveau. Ce n’est pas l’avis de Jeff Trexler.

“Ces notions sont débattues dans le droit de la propriété intellectuelle depuis des années, mais il n’y a aucune base légale à cette affirmation. Ce n’est pas parce que vous ajoutez une troisième arche au M de McDonald’s que McDonald’s ne va pas vous attaquer en justice, et personne sur le marché des burgers ne s’y trompera“, schématise-t-il.

Selon lui, le jury pourrait considérer que la quatrième bande ne crée pas une différence suffisante et que la maison Thom Browne s’approprie l’identité de marque d’Adidas. Une victoire d’Adidas pourrait sonner comme un avertissement aux petites marques: “N’essayez pas de faire ça sur le marché“.

"David contre Goliath"


 
En revanche, si Thom Browne gagne, cela pourrait être interprété comme une victoire de David contre Goliath. “C’est l’approche qu’il va choisir. Il fait du design de luxe, des produits de niche qui occupent un certain segment. Il n’y a aucune confusion chez les clients. Cela pourrait fonctionner”, admet Jeff Trexler.

L’argument d’Adidas ne repose pas sur une possible confusion en point de vente si un client tenait les deux articles dans ses mains. En revanche, la marque allemande affirme que si les produits sont vus dans un grand magasin ou même portés par quelqu’un dans la rue, ils peuvent être confondus.

“Aux États-Unis, nous avons tendance à vouloir tout démocratiser. David contre Goliath, le petit designer contre la grande corporation, est une stratégie. L’autre stratégie, c’est qu’Adidas est une marque populaire auprès de tous. Pourquoi une marque de luxe devrait-elle profiter de sa notoriété impunément?”, interroge-t-il.
 
Dans un autre scénario rappelant David contre Goliath, Gucci et Adidas connaissent actuellement un grand succès avec une robe rouge à trois bandes inspirée d’un survêtement, ressuscitée d’une autre collaboration mode d’Adidas à ses débuts avec la designer de streetwear new-yorkaise fétiche des années 1990: Laura Whitcomb, de Label. Reçoit-elle une compensation pour la réutilisation de sa création? Pour le moment, il n’y a aucune certitude à ce propos.
 
Toute cette affaire renferme des enseignements pour les jeunes marques et les designers. “Les jeunes designers commettent souvent l’erreur de vouloir sortir une pièce en pensant qu’elle a été suffisamment modifiée. Mais plus tard, si elle a du succès ou retient l’attention d’une marque qui fait plus ou moins la même chose, ils peuvent recevoir une injonction d’arrêt de la commercialisation ou même se retrouver au tribunal. C’est inévitable et personne ne veut être impliqué dans ce genre d’affaire. Si j’ai un conseil à donner, c’est celui de bien réfléchir en avance“, avertit Jeff Trexler.

Le procès d’Adidas contre Thom Browne a commencé la semaine dernière et pourrait se terminer ce vendredi, d’après des documents du tribunal.

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