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16 juil. 2020
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Clarisse Reille (Défi) : "A présent, il faut avoir une vision à la semaine"

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16 juil. 2020

Avec la crise que traversent actuellement l’économie française et les acteurs de la mode et du prêt-à-porter, c’est tout le secteur qui est en alerte voire aux abois. Le paysage se transforme rapidement et fortement. Au contact des entreprises à tous les niveaux de la filière, Clarisse Reille, directrice générale du Défi (organisme visant à aider au développement et à la transformation des acteurs français de la mode, ndlr), a multiplié les initiatives à leur attention durant le confinement et depuis le mois de mai : la création d’une newsletter e-defi, des webinaires sur la transformation digitale, la présentation de nouveaux outils et la mise en avant de l’étude sur Les nouveaux business modèles de la mode et du luxe. La dirigeante, qui prépare déjà la rentrée, livre pour FashionNetwork.com son analyse de la période et des enjeux que doit relever le secteur.


Clarisse Reille - DR


 
FashionNetwork.com : En étant à la tête du Défi, vous êtes au contact des différents acteurs du secteur. Comment ont-ils vécu cette période ?
 
Clarisse Reille :
Cela a été un tsunami. Il y a eu une sidération. Il y avait eu des problèmes d’approvisionnement quelques jours ou semaines auparavant avec l’Asie, mais là soudain plus rien : tous les magasins fermés, impossibilité de travailler sur les collections futures. Les entreprises étaient arrêtées. Dans cette situation très inquiétante, il fallait agir, apporter des témoignages et des formations. Nous nous sommes dit que pour les entreprises, le digital était clé dans cette période.

FNW : Qu’est-ce que vous avez mis sur pied pour les entreprises ?

CR :
Nous le soulignions depuis longtemps, notamment avec des études sur les nouveaux modèles digitaux, mais cela a très concrètement été mis en évidence. Celles qui étaient hors digital ont été très pénalisées et pas simplement sur le volet e-commerce. C’est pour cela que pendant la crise, on a mis en place des ateliers digitaux. Avec "Creative Valley", nous avons opté pour des accès pratiques sur la stratégie d’influence, le marketing digital, le brand content… Nous avons plus de 400 entreprises qui nous suivent. C’est toujours très accessible. Cela donne des clés sur comment connaître son client, s’adapter à ses besoins, mesurer l’impact d'une stratégie Instagram. Ces technologies sont accessibles pour les néophytes. On n’a plus besoin d’un programmeur. Il y a des outils sur Google, sur Instagram, qui permettent de faire ces actions.
 
FNW : Vous avez aussi mis sur pied des webinaires pour présenter l’étude sur Les nouveaux business modèles de la mode et du luxe , réalisée par l’IFM et Kea&Partners que le Défi a financée. Quel est l’intérêt de cette étude pour les marques ?

CR :
Cette étude était de longue date, mais son propos a été totalement validé par la crise du Covid. Je ne pense pas que dans le monde il y ait une étude abordant comme celle-ci tous les segments de la mode. Nous avons passé au crible 3.000 entreprises pour extraire celles qui étaient le plus en croissance, Kea a analysé les chiffres de 300 entreprises et ensuite 40 interviews ont été réalisées. Nous avons voulu que ce soit quelque chose d’utile et d’efficace.

Nous sommes au cœur de la mode, nous échangeons avec les différents types d’entreprises. Nous sentions ces mutations extraordinairement profondes qui étaient à l’œuvre. C’est pour cela que le Defi a décidé de financer cette étude avec l’ensemble des fédérations parties prenantes. Le but est de permettre aux entreprises de décrypter ce qui est à l’œuvre, de savoir sur quoi s’appuyer pour se transformer et grandir.
 

"L’hybridation des modèles de vente est clairement nécessaire"



FNW : Avec plus de 130 pages, c’est un document imposant. Mais il a été conçu comme un ouvrage didactique. C’était nécessaire d’avoir une sorte de guide pratique ?
 
CR :
C’est vrai que l’étude est imposante mais nous avons voulu qu’il y ait toujours des éléments pour les premiers pas. L’aspect pratique est important car en quelques mois les entreprises vont devoir faire ce qu’elles auraient pu ou dû faire en quelques années. C’est un secteur qui en général n’avait pas une trésorerie abondante et on voit que les entreprises qui avaient des trésoreries solides vont résister. Et nous constatons que les entreprises qui ont négligé le digital sont très affaiblies. Le phénomène est extrêmement violent avec un impact qui va être très darwinien. On voit le nombre d’enseignes qui sont en plan de sauvegarde, en redressement judiciaire... c’est colossal et ce n’est pas fini. Au défi, ce sera une trame pour nos prochaines actions et nos financements.
 
FNW : Il y a cinq grands thèmes dans cette étude. Les entreprises peuvent-elle raisonnablement se lancer sur tous ces sujets en même temps ?

CR :
Non, aucune entreprise ne peut engager tout en même temps. C’est juste impossible. D’abord, une entreprise doit toujours partir de ce qu’elle est. Imaginer qu’elle peut totalement se transformer, c’est faux. C’est toujours un chemin. Mais l’hybridation des modèles de vente est clairement nécessaire. Une entreprise ne peut plus se passer de l’e-commerce, elle doit définir comment elle vend sur Instagram. Nous avons beaucoup d’entreprises que nous accompagnons qui sont encore seulement en wholesale (vente en gros). Je pense qu’elles ne peuvent plus rester sur ce seul modèle. Elles doivent imaginer le direct to consumer. Le constat est là : les marques sur le digital s’en sortent mieux.
 
FNW : Mais celles qui n‘ont pas enclenché ces transformations avant la crise peuvent-elles encore rebondir ?

CR :
Je pense qu’une entreprise peut toujours rebondir. Mais il faut avoir beaucoup d’énergie et la volonté de le faire. Comme nous subventionnons tous les programmes digitaux du PAD (plan d'amplification digitale) pour le prêt-à-porter féminin, le POD pour le masculin et le plan de la fédération de la couture, nous voyons que les entreprises sont à présent réellement investies. Nous travaillons d’ailleurs pour une demande de subvention pour renforcer ces formations digitales.

Dans l’étude, la data arrivent à plusieurs points : sur la focalisation sur le client et sur l’innovation. Mais il faut bien comprendre que la data cela permet de mieux comprendre son client, l’efficacité de sa communication, la qualité de son expérience client. Cela ne sort pas de nulle part. Cela permet de diminuer le risque pour l’entreprise. Avant vous faisiez vos comptes en fin de saison. A présent, le digital permet de savoir, très vite, ce qui est efficace. Vous pouvez tester des petites choses pour quelques euros et en tirer tout de suite des enseignements, pour ajuster. Il faut passer au "test and learn".
 
FNW : C’est un changement de mentalités important pour les directions d’entreprises ?
 
CR :
Honnêtement, à présent il faut avoir une vision à la semaine. Le Covid débloque certains esprits. Nous constatons cette accélération des mutations avec ceux qui le faisaient et qui seront dans les gagnants, ceux qui réalisent et s’activent. Et il y a ceux qui ne le feront pas et pour eux...
 
FNW : Pour réaliser ces évolutions, cela induit selon l’étude une transformation des organisations. Cela signifie modifier les profils que l’on recrute ?

CR :
C’est intégrer ces nouveaux profils, mais avant tout écouter ses équipes. Pour les entreprises, c’est une autre façon de générer l’intelligence collective. C’est être moins "top-down" (du haut vers le bas); écouter ceux qui sont extraordinairement précieux : ceux qui sont en contact avec le client. Ce qu’on nous dit d’Uniqlo par exemple, c’est que n’importe quel salarié se sent autorisé, sans que cela nuise à sa carrière, d’alerter un dirigeant sur un sujet clé de l’entreprise. C’est aussi une façon d’exercer le pouvoir de manière plus ouverte. Cela veut dire être capable d’écouter tout le monde pour prendre des décisions. En général, dans les jeunes entreprises c’est plus naturel. Mais nous avons des échanges avec des dirigeants de sociétés établies qui ont une volonté de faire évoluer les modèles. Il faut se détacher des stéréotypes de la mode.
 
FNW : Ce qui est intéressant dans l’étude c’est qu’il n’y  a pas qu’un modèle performant. Est-ce qu’il n’y avait pas un blocage sur une idée de la recette gagnante ?

CR :
Je ne crois pas, ce secteur est en permanence en régénération. Toujours en avance de phase. Je ne sais pas s’il y a un autre secteur, l’aéronautique, la chimie, l’automobile, qui aborde avec autant d’énergie la question de la RSE. C’est pour cela que les entreprises doivent partir de ce qu’elles sont, de ce qu’elles aiment et de ce pourquoi elles font cela. L’an dernier j’avais écrit un rapport sur Le sens. Ce que je dis aux entreprises, c’est qu’il y a une raison profonde pour laquelle l’entreprise est née. Elles doivent l’exprimer, il faut que ce soit ce qui anime les équipes. Je pense qu’il faut partir de là où on est le plus à l’aise pour avancer. On ne va pas copier Off-White parce que c’est génial. Il faut se nourrir des expériences, mais partir de ce qu’on maîtrise. Partir d’un modèle étranger, je pense que c’est voué à l’échec. Il faut l’envie, l’enthousiasme, surtout dans ce secteur fait de créations, d’émotions et de relations.

FNW : Est-ce que la prise de conscience sur le sourcing dont il a été question durant le confinement est réelle ? Les propos sur le sujet semblent moins audibles ces dernières semaines, surtout avec des prêts garantis par l'Etat (PGE) parfois compliqués à obtenir.

CR :
Sur les questions de RSE, il faut être très consistant en interne comme en externe. Tout le monde ne peut pas tout faire… Mais en RSE, le sourcing des matières ou le fait d'éviter de faire fabriquer au Bangladesh par des enfants sont des éléments importants. Il y a des choses simples : avoir un nombre limité de sous-traitants et bien les connaître. Il faut remettre de l’humain. De notre côté, nous allons financer un guide sur l’écoconception et nous finançons aussi l’outil d’écoconception des marques créatives de la Fédération de la haute couture et de la mode. Mais il faut être lucide. Quand vous êtes chef d’entreprise, vous luttez d’abord pour la survie de votre entreprise. Et là, on attache quand même les ceintures de sécurité.

FNW : Qu’est-ce que cela signifie ? Comment envisagez-vous la dynamique du secteur dans les prochains mois ?

CR :
Cela va beaucoup tanguer. Nous allons avoir encore des marques et des enseignes qui vont souffrir. Mais nous allons voir des choses émerger que ce soit de nouveaux acteurs ou des marques établies. Je ne pense pas que l’on puisse faire de généralité. C’est une intense période de transformation. J’ai l’impression qu’en six à douze mois, le paysage va se reconfigurer. Cela dépend pour l’entreprise de la clarté et de la pertinence du plan de transformation qu’elles peuvent présenter aux banques. Cette étude peut servir pour pouvoir présenter aux banques un plan tourné vers le futur qui soit convaincant.
 
FNW : Une opportunité pour le secteur peut notamment être ce sujet de la relocalisation de la production de textile-habillement. Que pensez-vous des propositions formulées récemment par l’UFIMH (Union française des industries mode & habillement) sur le sujet ?

CR :
Nous sommes très heureux de voir ces sujets avancer. Il en ressort une convergence des constats par les différents acteurs du secteur. Il faudra entrer dans le détail. Par exemple en ce qui concerne une plateforme des prestataires, nous avons, avec la Maison du Savoir-Faire, une plateforme qui enregistre 30.000 visites par mois et 3.000 recherches concrètes. Si l’on veut apporter une solution, il faut qu’il y ait de l’expertise car les marques demandent à ce qu’on réponde à des besoins très précis.

On se rejoint sur le constat, il faut un outil attractif. Un autre outil intéressant serait la création du calculateur, permettant de comparer le coût total d’un vêtement réalisé en France et d’un produit importé. Cela fait plusieurs années que j’aimerais que l’on puisse réaliser une étude sur ce sujet. Si l’on souhaite que d’autres marques que le luxe rapatrie une part de leur production, cette forme d’approche est essentielle pour conforter un donneur d’ordres dans son choix.

FNW : Il est aussi beaucoup question du rôle des marchés publics pour relancer cette production hexagonale. Cela peut-il réellement être moteur ?

CR :
Pour un Etat, le fait d’avoir une activité de production sur son territoire a un effet multiplicateur. Cela signifie que pour un emploi direct, il y a des emplois induits. C’est aussi un coût de chômage en moins et des charges sociales supplémentaires. Cela doit servir de corpus. Bruxelles a des règles sur les marchés publics, évidemment. Mais il est totalement possible d’insérer des critères RSE, sur des notions sociales et d’émissions de CO2, qui pourront redonner des avantages aux fabricants français.

FNW : Hors marchés publics, peut-on déployer une production française pour les marques ?

CR :
Les notions de "made in France" et mode durable sont presque synonymes. La question c’est à quelle condition économique nous pouvons le faire, identifier les freins et comment favoriser son essor. Ce n’est pas la même chose pour le luxe, qui est sur le détail et la valorisation de la main, et la production d’une jupe d'un label moyen de gamme. Autour de la fabrication agile, il y a un sujet clé. Sur ce sujet, on soutient depuis longtemps l'organisation Plateau fertile, qui a commencé à attirer des marques au-delà du nord de la France. Depuis deux ans, une société comme Tekyn, qui réduit drastiquement la phase de préconfection, grandit rapidement. Nous commençons à voir des confectionneurs développer des solutions pour le prêt-à-porter, à côté des unités dédiées au luxe. Nous travaillons avec la BPI (banque publique d'investissement) dans le but d’accompagner des marques avec des experts sur les sujets de relocalisation. Et à la rentrée nous proposerons un hackathon sur le sujet.
 
FNW : Quel est ce projet de hackathon ?

CR :
Le salon Made in France sera le premier rendez-vous physique de la rentrée, tout début septembre. Avec Karine Leclercq Margraff, de la Maison des Savoir-Faire, et Chantal Malingrey, de Première Vision, nous avons eu l’idée de permettre durant deux jours aux entreprises qui souhaitent relocaliser de pouvoir être en contact avec des experts. Elles pourront de façon très pratique identifier les besoins à chaque étape de la chaîne de valeur.

Les marques avaient pour beaucoup ces projets dans un coin de leur tête. Le fait que le système existant n’est plus tenable, elles sont obligées de repenser les coûts. Il n’y aura jamais de 100% de made in France, sauf pour Le slip Français ou 1083, mais déjà rapatrier quelques pans de collection c’est énorme. Et c’est le bon moment pour le faire. Nous envisageons qu’une dizaine de marques pourront s’impliquer dans ce hackathon, avec leur directeur de collection. Nous croyons dans ce projet, car c’est une façon de donner une impulsion forte. Cela va permettre de se rendre compte concrètement quels sont les freins à lever. Pour nous, cela nous apportera aussi un retour d’expérience plus général sur les challenges du secteur.
 
FNW : Les échos concernant la santé des entreprises du secteur sont assez négatifs, comment allez-vous pouvoir continuer à mener les opérations du Défi ?

CR :
Comme nous avons une taxe sur le chiffre d’affaires, nous nous attendons à une baisse de 30% de nos ressources. Nous demandons pour 2020 une subvention exceptionnelle à l’Etat pour couvrir ces 3 millions d’euros, pour engager des projets sur le digital, la mode durable, la relocalisation et fabrication française mais aussi l’internationalisation avec la vision sélective pour avoir un retour sur investissement rapide. Nous espérons que le gouvernement va accepter, après avoir donné des milliards à l’industrie automobile et à l’aéronautique ce qui est très bien, de valider trois millions d’euros pour le Défi.
 

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