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25 juin 2021
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Daphnée Lucenet (Elytiz): "Trop de marques ne connaissent pas les droits des mannequins"

Publié le
25 juin 2021

En dix années de mannequinat, Daphnée Lucenet a parcouru le monde, rencontré des photographes renommés, s'est émerveillée des lumières de la "fashion sphère". Mais la Française, aux origines cambodgiennes, a aussi découvert un monde peu ouvert à la diversité, fait d'excès, de codes établis et d'entre-soi. Ingénieure de formation, c'est depuis les Etats-Unis qu'elle imagine en 2019 une application de mise en relation entre photographes et mannequins. Elle propose ensuite aux marques une plateforme pour les accompagner dans leurs castings et en profite pour les sensibiliser à la diversité des profils. Elle franchit une nouvelle étape en 2021 avec la création d'Elytiz Management, une agence de mannequins qui affiche des engagements responsables. Avec la volonté de faire évoluer les pratiques du secteur, le nouvel acteur prône notamment un accompagnement renforcé de ses modèles hommes et femmes. Rencontre.


Daphnée Lucenet - DR


FashionNetwork.com : Vous avez lancé en début d'année l'agence Elytiz Management, qui se présente comme une agence "responsable". Qu'est-ce que cela signifie?

Daphnée Lucenet :
Nous sommes aujourd'hui la première agence éthique en France. C'est un concept qui existe déjà dans d'autres pays comme aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Scandinavie (Danemark, Norvège et Suède). Il y a plusieurs modèles, certains orientés sur les clients responsables et d'autres sur le mannequinat responsable. Auprès de nos mannequins, nous engageons notre responsabilité d'employeur. Nous nous engageons à ne pas faire travailler de mineurs, à ne pas avoir recours à la chirurgie esthétique et à ne jamais pousser les mannequins à la diète. Cela fait qu’on ne se positionne pas forcément sur des défilés de Fashion Weeks, où cela reste encore trop souvent un passage obligé. Nous voulons aussi rendre leur carrière compatible avec des études, car les carrières peuvent être courtes.

Nous avons également lancé un programme, baptisé Seams, pour les accompagner. Nous travaillons avec une assistante sociale vers qui ils peuvent se tourner. Pendant la crise, il fallait les accompagner sur la gestion financière, la recherche auprès d'organismes. Nous sommes attentifs aussi sur le plan sanitaire, en particulier sur les questions de troubles alimentaires et de toxicomanie. La période qui vient de s'écouler a été particulièrement dure et nous regardons aussi les signes de potentielles dépressions.

FNW : Vous avez été mannequin. Vous disposiez de ce type d'accompagnement?

DL:
Non pas du tout. Je suis arrivée à 17 ans à Paris pour mes études d'ingénieure. J'ai été repérée à 19 ans. J’ai vécu une double vie. Je ne savais pas qu’on était des employés, qu’il y avait une convention collective, des tarifs encadrés...  J’étais un profil atypique, pas assez grande, pas assez maigre, mais j’ai tout de même réussi à travailler à l’international. J’ai découvert l’envers du décor, vécu quelques déconvenues. Dans ce métier, on rencontre des créatifs hyper cool, mais on se retrouve parfois dans des soirées douteuses, il y a des agents qui poussent à adopter des troubles du comportement alimentaire, des problèmes de toxicomanie... Le plus souvent, ce sont des jeunes éloignés de leur famille et qui n’ont pas les études pour comprendre les subtilités d'un contrat. Au début, c’est fun et puis quand cela devient sérieux, c’est hyper important d'être accompagné. 

FNW : C'est cela le volet client responsable?

DL :
Quand j'ai lancé la plateforme pour faire la direction de casting en 2020, j'ai porté mon intérêt sur les marques digitales. Elles sont plus enclines à adopter les plateformes par rapport aux directeurs de casting et aux marques plus institutionnelles. Nous voulions sensibiliser ces jeunes marques à la diversité des profils mais aussi sur le fait que, sans le savoir, elles ne faisaient pas bien les choses. Elles étaient éthiques dans leurs approvisionnements, mais à côté faisaient travailler des mannequins "au black", en les sous-payant. Ce volet là leur sortait de l’esprit. Il y a le côté glamour et paillettes qui fait que les marques ne pensent pas que ce beau mec ou cette jolie fille fait un vrai métier. Elles font leur recherche sur Instagram mais ne connaissent pas le statut des mannequins. En France, ils ne peuvent pas être freelance. Il faut passer par une agence qui dispose d’une licence.

FNW : Vous aviez une application pour que les mannequins et photographes se rencontrent et cette plateforme pour les marques. Quel était le besoin de créer une agence?

DL :
En travaillant sur la plateforme, je me suis rendue compte que si on voulait avoir plus d’influence et être un maillon stratégique de la chaîne pour changer les pratiques, il fallait remonter au niveau de l’agence car ce sont elles qui gèrent les contractualisations, sont en frontal avec les directeurs de casting, travaillent avec les plus grosses marques. Là aussi, avant tout nous sensibilisons, car il y a beaucoup de marques qui ne savent pas que leurs pratiques ne sont pas responsables. Nous avons rédigé le manifeste "Made with Care" à l’attention des acteurs de l’image et du digital engagés.

FNW : Cela concerne quels points?

DL :
Par exemple, quand on travaille sur un plateau avec un mannequin, on va l’appeler par son prénom, on va faire attention aux remarques sur le physique. Cela peut paraître basique mais on va faire en sorte que le mannequin puisse boire, car parfois sur certains shootings, c'est oublié. Cela signifie considérer les personnes et prendre du recul sur les pratiques établies. Un souci fréquent actuellement: il y a beaucoup de mannequins d’origine africaine à qui on demande d’amener leur propre maquillage car la maquilleuse n’a pas une palette qui correspond à leur carnation. Aujourd'hui, nous avons signé une soixantaine de mannequins avec des profils, des origines, des âges variés.

FNW : Avec Metoo, les récents scandales concernant des photographes réputés, les mouvements pour plus de diversité, le secteur n'est-il pas en train de se transformer?

DL :
Historiquement, le secteur emploie beaucoup de profils caucasiens, des filles d’Europe de l’Est, recherche des silhouettes grandes et maigres avec des mensurations maximum 34. D'un côté, avec la pandémie, les gens ont commencé à consommer différemment, à regarder de plus près les engagements des marques. Ils ont passé beaucoup de temps sur les réseaux sociaux et cela a été l'opportunité pour des personnes de se faire entendre. Les messages sont devenus plus fréquents et plus audibles. On voit qu’il y a de plus en plus de marques, particulièrement en lingerie mais aussi en beauté, qui veulent montrer différentes morphologies ou couleurs de peau.

Mais de l'autre côté, la crise a creusé la précarité, les indépendants ont été très exposés. Il y a eu un très gros ralentissement d'activité et on a vu une réduction des budgets 2020. Cela se répercute sur les droits à l’image. Les conditions tarifaires et de travail ont été tirées vers le bas. On commence à ressentir un regain progressif grâce à la reprise en Chine et aux Etats-Unis. En 2022, cela va repartir, mais avec quelle pression sur les prix? D’où l’importance d’appuyer sur les sujets de responsabilité. Notre rôle est de prendre en compte et de défendre la condition des mannequins. Nous proposons des standards de beauté différents. Nous cherchons des looks, des personnalités, des attitudes.


FNW : Mais le développement des campagnes sur les réseaux sociaux, les défilés digitaux pour les Fashion Weeks, comme actuellement à Paris, font entrer de nouveaux acteurs dans l'industrie. Cela n'accélère-t-il pas les changements de mentalité?

DL :
La digitalisation est en effet importante. Mais franchement, les Fashion Weeks restent en arrière sur ces questions. On reste sur des mannequins aux tailles très fines, rarement au-dessus du 34. Quelques marques commencent à prendre le pas avec une diversité d'origines, de silhouettes, même d’âges. Il y a des initiatives comme Fenty, qui présente différentes morphologies. Mais on est encore loin d'un véritable changement de mœurs. L'ouverture à la diversité va prendre du temps.


FNW : Justement, d'après vous, vers quoi va tendre le secteur?

DL :
Les clients veulent à présent des mannequins qui comptent plusieurs milliers de followers. Notre position, c’est d’avoir des mannequins qui ont de l’influence mais qui défendent des causes. D’ici la fin de l’année, on mettra en avant les mannequins en fonction de leurs convictions, nos mannequins sont engagés sur le véganisme, la mode circulaire ou d’autres thèmes. Il y a quelques marques précurseures qui essayent de mettre en avant les mannequins au-delà du physique, sur leur histoire et leurs convictions. C’est un point dans lequel on croit.

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