
Emma RUFFENACH
9 juin 2023
En défilant rue Cambon à Paris, Shein veut s'offrir une légitimité mode

Emma RUFFENACH
9 juin 2023
Un défilé (presque) classique. 25 designers, 40 minutes de retard, 76 silhouettes défilant sur des notes électro, plus de 300 invités dont tout le gotha des influenceuses... Ce jeudi 8 juin, le géant chinois de l'ultra fast-fashion Shein a investi le très chic Pavillon Cambon Capucines à Paris pour présenter son second show de jeunes créateurs Shein X, baptisé "Endless Summer" (soit "un été sans fin"). Alors qu'à l'extérieur plusieurs politiques et référents du secteur mode dénonçaient les dangers de la montée en puissance du label.

En défilant au numéro 46, de la rue Cambon - célèbre artère parisienne du Ier arrondissement où est situé le flagship de la maison Chanel - Shein flirte avec la haute couture et les boutiques huppées de la rue Saint-Honoré pour imiter les codes du luxe à la française. Avec un chiffre d'affaires estimé entre 21 et 30 milliards d'euros en 2022 (pour comparaison, une maison centenaire comme Chanel en réalise 16 milliards), il faut dire que le nouveau géant de la mode à bas prix a les moyens de fréquenter les beaux quartiers de la capitale et de se payer une belle opération de communication.
Avec cette campagne marketing, Shein espère séduire un peu plus ses millions de clientes dans le monde... et faire oublier les controverses sur sa production effrénée de 8.000 références par jour. Malgré l'e-commerçant fondé par Chris Wu en 2008 séduit consommatrices comme financiers et a levé, début mai, 2 milliards de dollars selon le Wall Street Journal, ce qui le valoriserait à près de 66 milliards de dollars, et il vise une cotation à la Bourse de New York au second semestre 2023.
Habituée des happenings dans des lieux iconiques de Paris, comme au pied de la tour Eiffel ou encore sur une péniche voguant sur la Seine lors de la Fashion Week de l'automne dernier, la marque chinoise, qui séduit une audience grand public à la recherche de très petits prix, veut désormais s'offrir une crédibilité mode.
Comme une évidence, les looks présentés surfaient sur les tendances de la saison estivale, avec des pièces en crochet de couleur écru, incontournable de l'été, des robes sensuelles jouant sur la transparence déclinés en orange néon ou lilas, de la paille sur les escarpins et les chapeaux, des sandales compensées holographiques - résolument disco - et d'autres haut perchées à brides fines.
Un incubateur pour repérer des créateurs émergents
Ce défilé parisien du 8 juin, auquel 25 designers internationaux émergents dont 8 Français - tous issus du programme Shein X - ont été conviés à présenter chacun trois silhouettes, a été coordonné par Luca Raveillon, le styliste en chef de Shein pour le marché tricolore. Parmi les 76 looks, 73 étaient féminins (une des conditions de l'exercice).
Le designer italien freelance Bissoli Ruben (alias 8igb) a dessiné les trois looks masculins du show, des ensembles façon marinière entre bleu, blanc et camel "inspirés de la mer, du ciel et du sable". Une des gammes de couleurs prédéfinies par Shein dans un moodboard, qui va de pair avec le cahier des charges listant les matières à utiliser, deux contraintes avec lesquelles les stylistes du programme Shein X ont dû composer.
Comme la jeune designer âgée de 20 ans Léa Berthaud, qui fait ses études à l'école de mode bordelaise Condé, les créations de ses designers venus du monde entier verront leur allure modifiée (couleurs inversées, blanchiment de mailles orange ou retrait de bandelettes de tissus) pour assurer un succès commercial associé à une optimisation de leur production.

A l'issue du show, seulement 100 à 200 unités sont produites par article et commercialisées sur l'e-shop de Shein. S'ils n'étaient pas autorisés à parler des lieux ou des conditions de production de ces capsules, les créateurs du programme Shein X conservent les droits d'auteur sur leurs pièces et toucheront un pourcentage des recettes. Une option qui peut être un premier tremplin financier pour certains d'entre eux.
Une opération de com' millimétrée
En collaborant avec de jeunes designers et en les mettant en avant dans des évènements très médiatisés, Shein imite dans une certaine mesure la stratégie de l'enseigne scandinave H&M, friande de capsules cosignées avec de prestigieux créateurs de mode tels qu'Olivier Rousteing ou encore Karl Lagerfeld, qui a popularisé ces collab' au design soigné dès le début des années 2000.
Ces deux dernières années, la marque chinoise d'ultra fast-fashion Shein revendique avoir consacré un budget de 55 millions de dollars pour soutenir 3.000 artistes et jeunes créateurs originaires d'une vingtaine de pays. Ce qui représenterait plus de 25.000 produits commercialisés sur son site.
Sur le podium du défilé: des mannequins d'âges, de morphologies et d'origines différentes, sélectionnés lors d'un grand casting, le 3 juin, dont le mot d'ordre était de coller au mantra de diversité affichée par la marque pour représenter le plus fidèlement ses consommateurs.
Ce show d'ampleur s'inscrit dans sa stratégie de communication baptisée "Sheintheknow", visant à faire connaître la marque au plus grand nombre, au-delà de sa base de consommateurs réguliers qu'est la génération Z. Des opérations de marketing, de communication et d'influence millimétrées, pilotées par la Creative House de Shein qui existe depuis 2019. Comme une contre-offensive stylistique pour pallier les critiques quotidiennes dont Shein fait l'objet.
1,6 million de visiteurs quotidiens en France
Avec l'ambition de vouloir "rendre la mode accessible à tous" avec des prix très attractifs (des t-shirts commercialisés à 2 euros et des robes à 9 euros), Shein fait partie des sites d'e-commerce les plus visités en France avec plus d'un 1,6 million de visiteurs uniques par jour (septième site le plus fréquenté quotidiennement dans le pays).

Un véritable grand écart entre l'intérêt que porte les acheteurs et le fait que le mastodonte chinois est sous le feu des critiques pour son business model. Quotidiennement, les associations et les lanceurs d'alerte dénoncent son modèle redoutable basé sur la surproduction, induisant pollution de masse et surconsommation, à l'image de Yann Rivoallan, le président de la Fédération du prêt-à-porter féminin qui a cosigné la veille du défilé une tribune dans Le Monde, avec l'activiste Camille Etienne, le député européen Raphaël Glucksmann et la journaliste Victoire Satto.
Présents l'après-midi du défilé devant le Pavillon Cambon Capucines, ils ont dénoncé le modèle délétère de la marque et ses tentatives de greenwashing, et ont appelé le gouvernent à mettre en place un "bouclier législatif" pour réguler l'industrie de la mode et lutter contre "l'obsolescence culturelle" dévastatrice de Shein.
Dans l'Hexagone, l'entreprise chinoise met les bouchées doubles sur les évènements physiques pour se rapprocher de sa communauté, et faire oublier la pétition pour faire "interdire la marque Shein en France". Lancée le 28 avril sur Change.org, elle a déjà recueilli 146.573 signatures (à date du 9 juin). Ainsi, début mai, le géant de la mode en ligne a ouvert un nouveau pop-up pendant quatre jours à Paris, au 18-20 rue des Archives, dans le chic et branché quartier du Marais.
Des opérations qui sont parfaitement maitrisées. A l'image des "dupes" qu'elle est souvent accusée de produire, ces produits low-cost qui copient les créations d'autres marques, le géant de l'ultra fast-fashion Shein a réussi ce jeudi son interprétation des codes des défilés traditionnels des maisons de couture.
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