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Paul Kaplan
Publié le
9 juil. 2018
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Fin du concept store Feathers à Londres : se lancer sur Internet ou mourir

Traduit par
Paul Kaplan
Publié le
9 juil. 2018

Feathers, le plus grand concept store familial du centre de Londres, a fermé ses portes à la fin du mois de juin, dernier revendeur majeur en date à succomber face à l'augmentation exponentielle des loyers et à la concurrence en ligne. Le magasin, situé à Knightsbridge, à quelques encablures de Harrods, a mis la clé sous la porte après un bras de fer de plusieurs années avec un propriétaire qui avait augmenté son loyer de 110 % en dix ans - pour suivre les prix du marché de l'immobilier commercial haut de gamme à Londres, Paris et New York.
 

La famille Burstein devant le magasin Feathers, juste avant sa fermeture - Peter Burstein


La fermeture de Feathers à Londres matérialise à la fois l'essor des détaillants multimarques en ligne comme  Farfetch ou Net-A-Porter, mais aussi le passage d'une génération à l'autre. Son échec fait aussi figure d'avertissement auprès de ceux qui font comme si Internet n'existait pas - certains détaillants continuant de faire l'autruche à ce sujet.

Après l'annonce de la fermeture de Feathers, l'entrepreneuse de mode Anne Chappelle, qui dirige plusieurs marques dont Anne Demeulemeester et Haider Ackermann, a écrit au patron de Feathers, Peter Burstein, pour lui suggérer qu'il était temps de laisser la place à une nouvelle génération. Ce dernier, dont les parents Willy et Jean Burstein avaient fondé la première boutique Feathers en 1968 sur Kensington High Street, pendant les beaux jours de Biba et de Kenzo, aurait aimer persévérer s'il en avait eu la possibilité. « À vrai dire, nous avons été ruinés par notre propriétaire », a-t-il déclaré.

Feathers est le dernier magasin multimarque de mode à jeter l'éponge, épuisé par un loyer stratosphérique. Seules les énormes marques de mode et de luxe peuvent se permettre d'allouer des dizaines de millions d'euros à la location d'un flagship - tout en sachant qu'elles pourraient ne jamais amortir cet investissement. Une boutique joue un rôle aussi important dans la communication d'une marque et dans sa stratégie marketing que dans le volume de ses ventes, selon les analystes du secteur.
 
Selon ses propres déclarations, ce qui a sans doute achevé Feathers, outre l'augmentation de son loyer, c'est l'insuffisance de sa présence sur Internet. Si le revendeur britannique distribuait quelques articles sur Farfetch, il semblait plus concentré sur ce qui se passait dans son magasin, où il proposait une sélection millimétrée de produits haut de gamme et promouvait des marques italiennes ultra-créatives, comme Antonio Marras, Mr and Mrs Italy et Herno. « Évidemment, la vente en ligne compte beaucoup, mais nous avons toujours pensé qu'au final, ce qui importait vraiment, c'est ce que nous vendions dans notre magasin », reconnaît Peter Burstein. « Les consommateurs ne pouvaient pas croire que nous allions fermer, certains ont même pleuré... Mais le marché a beaucoup changé. Je pense qu'on verra de plus en plus de magasins fermer leurs portes », ajoute-t-il. Au fil des ans, un certain nombre de ses rivaux londoniens ont aussi été contraints à baisser le rideau, comme A La Mode et Koh Samui à Covent Garden. Certaines enseignes vénérables, comme Browns et Matches, sont désormais gérées par des revendeurs en ligne - dans ce cas-ci, Farfetch et Matchesfashion, respectivement.
 
Englué dans ce loyer élevé et de mauvaises conditions commerciales, Feathers avait eu du mal à honorer ses commandes auprès de ses créateurs, selon Peter Burstein. Certains n'avaient même pas reçu de paiement pendant deux saisons consécutives. Le concept store haut de gamme milanais 10 Corso Como, dirigé par Carla Sozzani, soeur de la regrettée Franca Sozanni, ancienne rédactrice en chef du Vogue italien, aurait également rencontré des difficultés à payer ses jeunes marques, selon plusieurs sources du secteur. Mais aucun créateur n'oserait s'en plaindre publiquement, en raison de la publicité inégalée qu'ils retirent de leur présence dans le célèbre magasin. Un porte-parole de 10 Corso Como a refusé de commenter ces informations, tout en précisant qu'une enquête serait diligentée en interne au sujet de ces retards de paiement.
 
Pour Peter Burstein, l'augmentation des prix a également eu un impact sur ses faibles résultats commerciaux. « Je pense que les consommateurs rechignent de plus en plus à débourser des sommes folles sur des produits de mode », avance-t-il. Si l'on pouvait encore dénicher une paire de chaussures de créateurs pour environ 300 euros il y a dix ans, désormais il faut plutôt compter 700 euros. Les jeunes préfèrent dépenser leur argent pour s'offrir des voyages et des expériences qu'ils pourront partager sur Facebook ou Instagram, plutôt que sur des signes extérieurs de richesse, comme un sac à main Prada à 3 000 euros.
 
Selon l'ancien directeur du magasin, l'arrivée d'Internet a qui plus est rendu la tâche plus difficile pour les revendeurs britanniques face à la concurrence internationale, les prix étant généralement inférieurs de 25 % de l'autre côté de la Manche, surtout en Italie et en Allemagne, où les loyers et les marges sont moins élevés.

La disparition de Feathers du paysage de la mode fait écho à la chute de Maria Luisa à Paris, ce multimarque indépendant qui dictait alors toutes les tendances à suivre. Fondé à la fin des années 1980 par Maria Luisa Poumaillou, il n'aurait jamais réalisé le moindre bénéfice au cours de ses trente décennies d'existence. Le magasin avait survécu grâce à la générosité de son mari et partenaire en affaires, Daniel Poumaillou, qui épongeait ses dettes de temps en temps en vendant quelques tableaux et objets de famille.
 
Le nom Maria Luisa avait été cédé au Printemps en 2016, après que Maria Luisa Poumaillou a perdu sa bataille contre le cancer. Elle avait auparavant remplacé sa boutique de la rue du Mont-Thabor par un point de vente au Printemps en 2009. Si Maria Luisa Poumaillou était une véritable référence, elle proposait souvent des articles jugés importables par sa clientèle - ce qui explique pourquoi elle se retrouvait souvent avec des invendus sur les bras, véritable talon d'Achille d'un détaillant.
  
Distribuer les collections de petits créateurs n'est que rarement une affaire très rentable : souvent encore mal structurés, ils livrent parfois leurs commandes en retard dans la saison, réduisant le laps de temps où les détaillants peuvent vendre leurs produits au prix fort, en réalisant les meilleurs marges. Et l'argent qu'ils génèrent ne suffit pas toujours à couvrir leurs frais généraux, c'est pourquoi ils sont nombreux à être déficitaires ou à peine rentables.

Laure Hériard Dubreuil, fondatrice de The Webster à Miami, est à la tête d'une nouvelle génération de concept stores aux États-Unis. Elle « n'achète que des choses intemporelles, qu'on peut garder longtemps et transmettre à la prochaine génération ». Celle-ci, jeune quadragénaire, dirige désormais cinq multimarques aux États-Unis, à Miami, Houston ou New York, dont elle a également acheté les murs pour ce dernier. Membre de la famille Rémy Martin, à la tête d'une importante maison de cognac, elle fait partie du conseil d'administration du groupe Rémy Cointreau, coté à la Bourse de Paris, aux côtés du président de la mode chez Chanel, Bruno Pavlovsky, qui fait office de directeur indépendant. Laure Hériard Dubreuil a lancé sa propre marque, LHD, l'an dernier et sa seconde collection sur Net-A-Porter ce mois-ci. « Je pense que les clients sont de plus en plus exigeants et informés, grâce aux réseaux sociaux », analyse-t-elle. « Notre sélection et notre niveau de service doivent le refléter. »

Mais si le service est important, être actif sur Internet est un critère décisif. Après avoir vendu pendant de nombreuses années sur Farfetch, The Webster a lancé son propre site Internet il y a deux ans. « Nous voulions exploiter notre propre site pour exprimer notre point de vue et nos choix stylistiques », raconte Laure Hériard Dubreuil.
 
D'autres, comme Régis Pennel, 39 ans, fondateur du concept store parisien L'Exception, ont commencé sur Internet avant d'investir dans un espace physique. Après avoir lancé son site multimarque en 2011, en se concentrant sur les jeunes créateurs français, le magasin a ouvert ses portes cinq ans plus tard. « La seule manière de survivre, c'est de vendre sur Internet », explique-t-il. L'Exception réalise 90 % de son chiffre d'affaires en ligne et seulement 10 % dans son magasin, situé aux Halles. Parmi les jeunes marques françaises distribuées : Zespa, Sessùn et AMI.

L’Exception a pour objectif de devenir rentable à la fin de l'année et d'ouvrir d'autres boutiques. « Le magasin est devenu un showroom, un endroit où les gens reçoivent des services », explique Régis Pennel. Le célèbre magasin Colette à Paris, qui a fermé ses portes en décembre dernier, représentait parfaitement ce modèle commercial. Le concept store générait autant de revenus en présentant des marques qu'en vendant des habits. Colette possédait ses propres murs - ce qui l'immunisait face aux augmentations éventuelles de loyer. Après que sa fondatrice, Sarah Andelman, a choisi de ne pas continuer sans sa mère, Colette Roussaux, qui souhaitait prendre sa retraite, Colette a donc baissé le rideau. Reflet de l'époque, il a été remplacé par un magasin Saint Laurent, l'une des marques qui connaît la croissance la plus rapide, soutenue par Kering, le propriétaire de Gucci.

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