
Matthieu Guinebault
24 juil. 2023
Lin: à la découverte de la naissance des fils français

Matthieu Guinebault
24 juil. 2023
Les filatures françaises de lin avaient disparu. Elles sont de retour, à l’heure où s’épanouit l’aspiration aux matériaux naturels et où la fibre s’invite de façon de plus en plus appuyée dans les rotations de culture. Une fibre exigeante, aux processus de culture et de transformation complexe que FashionNetwork.com propose de découvrir en images, à la rencontre de la coopérative du Teillage du Plateau de Neubourg et de la French Filature normande.

L’image tient de la carte postale: la petite église du village de La Pyle domine un lit de fleurs bleues, dansant au vent sur leurs tiges vertes à l’aspect duveteux. Éphémères, ces fleurs de lin visibles sous un soleil matinal clément tomberont à la mi-journée, dans ce qui fut un mois de juin caniculaire même ici, à quarante minutes au sud-ouest de Rouen. Demeurera alors un alignement de tiges de lin d’un mètre de hauteur, issus de graines semées en avril dernier. “Ce lin pousse de façon précoce cette année du fait de la chaleur”, explique Bertrand Coulier, diricteur de la coopérative Teillage du Plateau de Neubourg, qui évoque jusqu’à 6 centimètres de croissance par jour.
Anticipant un arrachage (le lin n’est pas fauché) qui n’interviendra qu’en juillet, Bertrand Coulier extrait l’une des tiges du sol, avant de tirer vigoureusement sur les deux extrémités. “Et la voilà, la fibre”, montre l’expert, désignant la chevelure brune apparaissant dans la cassure formée. Une séparation qui ne sera d'elle-même: les tiges arrachées seront alignées au sol par rangées, et le soleil et la pluie se chargeront de séparer progressivement la tige des fibres qu’elle renferme.

Après cette phase de “rouissage”, la paille de lin parcourra la dizaine de kilomètres qui la sépare de la coopérative, installée dans la périphérie du Neubourg. C’est ici que converge le lin de 450 agriculteurs de Normandie, du Centre et d’Île-de-France, représentant 670 parcelles de 12 hectares en moyenne. Surfaces qui ne sont pas dévolues chaque année au lin, culture rotative ne revenant que tous les six à sept ans sur une même terre, qu’il contribue au passage à régénérer.
Teillage, peignage et mariages
Ce sont 25 à 30 chargements correspondant à la production d'une parcelle qui arrivent quotidiennement sur ce site de 5.000 mètres carrés où 120 salariés se relaient. Les balles de paille y sont soigneusement déroulées pour passer par l’étape du teillage. Le long de deux lignes de production, les fibres longues et courtes vont être séparées des graines et du petit bois des tiges (ou "anas"). Les premières seront stockées dans un silo voisin. Le petit bois ne sera pas perdue, mais notamment exploitée sous forme de matériaux de construction.

A la sortie de la ligne de teillage, les fibres viennent elles s’aligner le long d’un rail pour être conditionnées en balles. “C’est à cette étape que l’on peut jauger et documenter la finesse, la résistance, le gras (le touché, ndlr) et la couleur de la fibre”, affirme Bertrand Coulier.
Le dirigeant brandit d’une main un “lin bleu” (de teinte grise), et de l’autre un lin offrant d’avantages de blondeur. Toutes ces qualités peuvent faire varier de 20% à 25% le prix de la fibre. Classées par lot, les fibres longues -conditionnées en balles rondes- sont destinées à l’habillement. Les fibres courtes -conditionnées en balles rectangulaires- iront vers l'habillement et à d'autres usages.

Celles-ci vont alors dans un hangar voisin, où les fibres sont séparées par lots tracées. Selon les qualités et quantités recherchées par les filateurs, la coopérative va proposer des lots de fibres dont l'évaluation de la qualité passe par une méthode organoleptique - qui fait appel aux sens aiguisés des professionnels.
A la (re)découverte de la filature de lin
Pour connaitre la suite, il faut faire une trentaine de kilomètres vers l’est, pour gagner Saint-Martin-du-Tilleul. C’est dans ce village situé entre Evreux et Lisieux qu’un petit miracle s’est produit en 2022 avec l’apparition d’une filature de lin “au mouillé”, une offre qui avait disparu de France dans les années 2000. Une “French Filature” grâce à laquelle Natup a pris de vitesse le filateur Safilin qui, à quelques semaines d’écart, relançait lui-même dans son Nord natal une activité qui avait précédemment été délocalisée en Pologne.

“Je ne vous cache pas que ça a été une grande émotion quand on a sorti notre première bobine de fil en lin”, confie Serge Nowaczyk, directeur site de cette French Filature. Le spécialiste nous emmène successivement dans une série de bâtiments bruissant de machineries.
Les lots de fibres envoyés par la coopérative sont ici soigneusement déroulés, peignés puis assemblés et ce sont parfois jusqu’à huit lots qui se mélangent pour former un ruban cohérent. A la sortie sont obtenues des bobines de mèches qui partiront en traitement dans le nord de la France, dont elles reviendront mouillées.

La technique dite “au mouillé”, permet via une chauffée à 60°c d’obtenir un fil plus fin, privilégié par l’habillement et le linge de maison. Une filature “au sec” donne quant à elle un fil plus épais, et au toucher plus rustique, et pouvant dans l’habillement donner une matière évoquant le denim.
La technique "au sec" est l’approche choisie par l’alsacien Velcorex, et par le projet de filature bretonne Linfini, qui prépare son lancement pour bientôt. Safilin, bien qu'officiant majoritairement "au mouillé", propose les deux types de production.

Le caractère mouillé est maintenu par une humidité volontaire du bâtiment où les fils vont prendre forme. Sur un millier de “broches”, les mèches sont ici torsadées pour former un fil, sur lequel dévalent les gouttes gorgeant précédemment les mèches de fibres. À terme, Natup entend porter à 1.500 son nombre de broches, pour atteindre les 250 tonnes de production annuelle. “En attendant, avec nos 130-140 tonnes, on a atteint à 99% les objectifs qu’on s’était fixés”, sourit Serge Nowaczyk.
Expérimentations et pérennisation
Mais le fil n’est pas terminé. Une fois sorties des broches, les bobines sont soumises aux bobinoirs, dont l’épurateur va analyser le fil en fonction des propriétés recherchées. Et les segments ne répondant pas aux attentes sont automatiquement sélectionnés, pour assurer une constance de qualité sur l’ensemble de la bobine qui va au final sortir de la machine.

Dans le laboratoire installé à proximité des machines, les productions vont subir différents contrôles. Soumises à différents types de lumières, des fils passent notamment par un torsiomètre pour en mesurer la résistance, où un spectrophotomètre réunit des données sur la couleur et la finesse du produit. Ce laboratoire est aussi un lieu d’expérimentation, ouvrant la voie à de futures méthodes de travail.
Pour Natup, qui emploie aujourd’hui une quarantaine de personnes, cette filature était un projet à 4,5 millions d’euros. Pour l’heure, 80% de la production se destine au tisseur nordiste Lemaitre Demeestere, qui a pris part au développement du projet. Les tisseurs et tricoteurs trouvent avec Natup une alternative aux fils chinois, la Chine captant jusqu’à 80% du lin européen (Français, Belges et Néerlandais).
“On n’est pas là pour concurrencer le fil chinois, mais pour proposer un fil 100% Français comme on nous l'a demandé”, explique Serge Nowaczyk, pour qui l’arrivée d’autres filatures ne fera pas concurrence, du fait de la largeur de la demande. Au contraire, celle-ci pourrait s’en trouver stimulée. “Maintenant que l’on a eu l’ambition de recréer du made in France, ce dont on a besoin, ce sont des commandes, afin de pérenniser le modèle.”.

Reste que la filière lin doit faire face à un défi nouveau à long terme: le réchauffement climatique. L’Alliance du Lin et Chanvre européens a récemment alerté sur le sort des récoltes face aux grosses chaleurs. Aux portes d’Evreux, en ce milieu de mois de mai, un champ montrait du lin en plein rouissage, deux mois avant l’heure. Il s’agit en fait d’un “lin d’hiver”, semé à l’automne plutôt qu’au printemps, et qui fait actuellement l’objet de nombreuses expérimentations. Avec peut-être la promesse de poursuivre la culture locale du lin malgré un climat plus chaud dans les régions linicoles européennes.
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