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23 août 2023
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Luxe et intelligence artificielle: quel potentiel pour le processus créatif?

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23 août 2023

"Il y a un an, les maisons de mode ne juraient que par le métavers et les NFT. Aujourd’hui, elles en parlent beaucoup moins, alors qu’elles s’interrogent de plus en plus sur l’intelligence artificielle. Nous sommes en face d’un changement de paradigme", lâche Frédéric Rose, président et fondateur d’Imki, start-up spécialisée dans l’IA générative, à l’occasion d’une conférence organisée en juillet dans le centre de Paris par la banque publique d'investissement Bpifrance. En quelques mois, depuis que ChatGPT a émergé dans l’arène publique, cette technologie s’est retrouvée au centre de l’attention de l’industrie de la mode et du luxe, regardée comme un outil aux potentialités illimitées, en particulier dans le processus de création, mais soulevant toutefois un certain nombre de craintes de la part des designers et équipes stylistiques.


Le photographe Luke Nugent a utilisé l’IA pour élaborer les images de la dernière campagne du label - Casablanca Paris


Avec l’arrivée des logiciels ChatGPT, Lensa AI, Midjourney, Stable Diffusion ou encore Dall-E, les IA dites génératives ont explosé depuis six mois. Plus d’une marque a surfé sur la vague, mais en se cantonnant jusqu’ici à exploiter cet outil surtout dans la communication. A l’instar de la griffe Casablanca Paris, dont les images de sa dernière campagne pour le printemps-été 2023 ont été réalisées par le photographe britannique Luke Nugent à l’aide de l’IA.

Certaines griffes ont testé quant à elles l’IA à titre expérimental, comme Gucci, qui a lancé divers projets avec des artistes numériques, ou Valentino, qui a confié aux algorithmes et à l’artiste allemand Mario Klingemann la réalisation de la vidéo racontant sa collection couture printemps-été 2021. Plus récemment, les maisons ont utilisé cette technologie comme un gadget ou effet d’annonce lors des présentations de leurs dernières collections estivales pour attirer l’attention et se donner une image dans le vent.

En réalité, les IA sont déjà utilisées par le secteur de la mode depuis une dizaine d'années. "La première vague d'adoption a eu lieu entre 2013 et 2019. D'abord à travers le cas d'usage de la segmentation, notamment via la reconnaissance d'image, qui permet par exemple aux marques de mode de trier des millions de produits chez les concurrents. L'autre usage est essentiellement prédictif. A partir de l'historique de la commercialisation d'un produit et de l'analyse des données, on peut prédire l'évolution d'un stock ou de la demande, et affiner les prix", explique Paul Mouginot, artiste et ingénieur spécialiste de l'IA. Il a cofondé Daco.io, un outil de veille concurrentielle racheté en 2018 par Veepee, et la start-up Stabler.tech, qui opère dans le domaine de l'extraction de données. Il a aussi créé le studio d'art aurèce vettier, qui combine algorithmes d'IA et métiers d'art.
 
A partir de 2014, de nouveaux algorithmes ont fait leur apparition, les GAN (Generative Adversarial Network). Ces réseaux antagonistes génératifs donnent une capacité créative aux IA, leur permettant de réaliser des imitations d'images. A travers la collecte de données et d'images à grande échelle se constitue un dataset, ou un jeu de données, qui va servir à entraîner ces modèles, capables, une fois entraînés, de créer des images de toutes pièces à l'aide de mots clés (le prompt). "L’AI répond à un brief et sort la réponse la plus adaptée. Jamais elle ne pourra anticiper ou capter l’air du temps, ni gérer l’émotion", précise le fondateur d'Imki, Frédéric Rose.
 
Si la technologie existe, deux obstacles majeurs en freinent toutefois l'exploitation. "Il y a encore un enjeu sur la qualité des données lié à la manière dont ont les récupère et donc un problème de gestion des données. L'autre frein est dû à l'extraction des données qui devient un sujet toujours plus politique", indique Paul Mouginot, rappelant que jusqu'à peu l'utilisation de ces technologies d'IA nécessitait maintes développeurs et ressources, alors qu'aujourd'hui les interfaces sont disponibles à des prix plus accessibles. "Ce qui a changé désormais, c'est que l'on a ouvert les plateformes à tout le monde", poursuit-il.
 
Utilisées pour optimiser le processus industriel ou les ventes et l’expérience client, les IA sont plutôt restées à l’écart du processus créatif. Bien peu de maisons se sont, en effet, aventurées jusqu’ici sur ce terrain, à quelques exceptions près comme Acne Studios. Le label suédois a réalisé en 2020 sa collection masculine pour l’automne-hiver 2020/2021, en collaboration avec l’artiste Robbie Barrat, à partir de modèles de vêtements proposés par la machine, dans une démarche très expérimentale. "Comme la machine a traité uniquement des photos d’Acne Studios, le résultat paraît très familier. C’est notre univers, mais dans une autre galaxie. Je suis particulièrement heureux de la façon dont l’IA nous a appris à voir les vêtements, avec un regard différent, sans préjugés", commentait à l’époque le directeur créatif Jonny Johansson dans Sabato, le supplément du quotidien belge L’Echo.


L’un des modèles de l'automne-hiver 2020/2021 inspirés d'images créées par l’IA - Acne Studios

 
Entre-temps, la pandémie de Covid a donné un coup d’accélérateur à la digitalisation et ces technologies se sont perfectionnées. "Ces IA ont toujours été là, mais c’était très compliqué d’interagir avec elles. La révolution aujourd’hui, c’est cette capacité d’interaction et de génération de contenus, qui dépassent les limites humaines. Aujourd’hui on peut créer un texte qui garde un sens ou une image en les faisant générer par l’IA. Plus besoin de faire les Beaux-Arts! Il suffira de posséder l’art du prompt, c’est-à-dire la capacité de décrire précisément ce que l’on souhaite pour que l’IA fasse le travail à notre place", résume le président d’Imki, Frédéric Rose.
 

Des propositions à l'infini



"L’enjeu majeur, c’est d’avoir une base de données qualitative. Quand les datasets sont propres, les applications pour le luxe sont innombrables, surtout en termes de production et de délais. Les IA vont permettre d’accélérer de manière très significative le processus créatif, en créant des collections en beaucoup moins de temps qu'aujourd’hui. En puisant dans un socle de données illimitées, l’IA peut générer en quelques heures à peine de nouvelles propositions et ce à l’infini, y compris dans les imprimés. Elle va décupler le potentiel créatif", renchérit Nicolas Flaud, directeur développement mode et luxe chez Imki.
 
Pour Clarisse Reille, directrice générale de l’Institut français du textile et de l’habillement (IFTH), "cet outil, qui offre un moodboard très élargi et étendu, va renforcer la création, en tirant vers l’excellence surtout les créateurs qui ont des visions et des convictions. Quand ils vont s’y mettre, aucun designer ne pourra renoncer à avoir plus d’inspiration". "C’est un nouveau champ de création qui s’ouvre, comme le fit la photographie en son temps. A l’époque, on craignait que cela ne fasse disparaître la peinture. En fait, l’invention de la photographie a poussé la peinture vers autre chose", rappelle-t-elle.

Totalement privé de règles en matière de couture et de construction du vêtement, uniquement stimulé par des images, l’ordinateur génère ses créations sans aucun type de barrières, avec un indéniable effet rafraîchissant.

"En donnant accès à des propositions différentes, l'IA va offrir surtout aux marques et aux créateurs le luxe du choix dans une époque où les rythmes ont accéléré très fortement. Elle va apporter un peu d'air, faire gagner du temps. Du point de vue pratique, cela permettra d'une part de circonscrire le problème de l'appropriation culturelle en prenant des inspirations originales dans différents coins du monde sans les copier mais en proposant une forme de quintessence. De l'autre, l'IA aidera à être productif, tout en fournissant des propositions intéressantes en accédant à de nouvelles formes et idées et en repoussant ses limites", estime Paul Mouginot.


Avec l’IA, les équipes d’Imki ont développé cette collection de robes en quelques heures - ph DM

 
Le champ des possibles est immense. Comme le souligne Nicolas Flaud, "les applications de l’IA génératives pourront permettre par exemple aux marques de tester leur collection auprès de leurs collaborateurs, vendeurs ou même carrément leurs clients, avant de lancer la production. D’où un gain de temps notable, mais aussi un gain d’argent car cela évitera de surproduire. Sans compter qu’en mettant moins de temps à élaborer un modèle de vêtement, on peut réagir plus vite et coller à la tendance du moment".
 
De fait, l’IA générative commence à être perçue par les entreprises comme un potentiel levier de croissance. Dans une récente étude réalisée par le Boston Consulting Group pour Altagamma, 45% des dirigeants interrogés ont déclaré que ChatGPT les avaient poussés à augmenter leurs investissements dans l’IA et 67% des dirigeants seniors disent vouloir donner la priorité à l’IA générative.

L'IA, source de surproduction?



Il faut néanmoins apporter quelques bémols à cet enthousiasme généralisé. Loin de limiter la production, l’IA risque au contraire d’alimenter une surproduction, comme en témoignent déjà certains acteurs de la fast-fashion. Si cette considération ne devrait pas impliquer l’industrie du luxe, il est clair, néanmoins, qu’avoir la possibilité de créer plus vite des collections va encourager la tendance avec l’arrivée probable de davantage de collections capsules sur le marché.
 
Autre problème, bien peu évoqué par les partisans de l’IA, celui de l’empreinte environnementale du numérique. Le high-tech est déjà fortement consommateur d’énergie. Le recours à grande échelle à cette technique ne peut qu’amplifier cette surconsommation. Par ailleurs, comme le note Clarisse Reille, "il y a le risque de manipulations possibles et de biais répliqués par ce type d’outil ouvert".
 
Du point de vue pratique également, les images générées par l’IA ne permettent pas de passer directement à la production. "Aujourd’hui, le défaut des images générées, c’est qu’elles sont en 2D. Créateurs et modélistes, qui connaissent le tissu et le patronage, doivent donc passer derrière", pointe la directrice générale de l'IFTH. "Mais d’ici à deux ans, on aura des solutions", assure-t-elle. "Dans un futur assez proche, avec la 3D, on pourra générer des formes tout à fait originales, notamment via les algorithmes NeRF", abonde Paul Mouginot.

Certains acteurs de l’industrie de la mode travaillent déjà à rapprocher l’IA, avec sa rapidité d’exécution, à la 3D, cette technique de modélisation existant déjà depuis des années, qui permet d’avoir des rendus très réalistes, y compris sur le tomber d'un tissu, pour visualiser un produit avant d’en réaliser le prototype. Une première plateforme, qui travaille sur l’intégration de l’IA et du design 3D a vu le jour fin 2021 à Hong Kong: il s’agit d’AiDLab, créée par l’université polytechnique de Hong Kong et le Royal College of Art, qui a mis au point le logiciel AiDa, actuellement testé par des étudiants de mode.


A Hong Kong, AiDLab développe depuis près de deux ans un logiciel fusionnant IA et 3D - AiDLab.hk

 
Enfin, l’IA touche à un point crucial, à savoir la question de la propriété intellectuelle. "Il y a un véritable enjeu pour les possesseurs de données à les préserver, car tout ce que l’on donne aux IA pour les alimenter est utilisé par les IA. Cela pose le problème du droit d’auteur. Les marques qui utilisent l’IA doivent absolument protéger leurs données et leurs créations", met en garde Frédéric Rose, qui note que "la plupart des maisons de luxe l’ont bien compris puisque les systèmes d’IA existants sur le web sont complétement interdits au sein de leurs équipes".

Sur la même longueur d’onde, Clarisse Reille préconise "un outil totalement adapté à la marque, qui doit créer son système d’IA avec son propre dataset et univers reflétant son histoire. Cette base doit être sa propriété".
 
"L’important est d’être capable de personnaliser le modèle d’IA sur l’imaginaire des marques. Cela permettra d’effectuer un entraînement plus raffiné et précis sur l’ADN de la maison", confirme Paul Mouginot, qui incite les labels "à s’y mettre assez vite". "Cela va être une vraie transformation. Il faut absolument que les entreprises s’acclimatent à ces technologies car ça va arriver. C’est un peu comme l’avènement d’Internet. Beaucoup, surtout parmi les maisons de luxe, étaient réticentes à l’époque. Or les premières à avoir misé sur le digital bénéficient encore de cet avantage concurrentiel", conclut Clarisse Reille.
 
Seul problème: la pénurie de talents experts en IA et en 3D dans le secteur de la mode. Les écoles commencent juste à lancer des formations dédiées.

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