
Dominique Muret
15 sept. 2023
Luxe: vers un nouveau big bang à la direction créative des maisons?

Dominique Muret
15 sept. 2023
Jamais comme en cette saison ne s’était fait sentir un tel séisme créatif. Entre les multiples annonces de départ, comme celui récent de Sarah Burton après vingt-six ans chez Alexander McQueen, et les grands débuts de plusieurs directeurs artistiques, les maisons de luxe traversent une frénétique période de transition. Les imminentes Fashion Weeks de Milan et Paris, en particulier, s’apprêtent à révéler une nouvelle typologie de créateurs. Forts d’impressionnants curriculum vitae forgés au sein des griffes les plus prestigieuses, ils sont nettement plus discrets que certains de leurs prédécesseurs et semblent annoncer une nouvelle ère plus pragmatique.

A l’instar de Sabato De Sarno, qui va présenter sa première collection chez Gucci le vendredi 22 septembre à Milan. Inconnu du grand public, ce Napolitain a initié son parcours chez Prada en 2005, puis est passé chez Dolce & Gabbana avant de rejoindre Valentino en 2009, où il a grimpé les échelons jusqu'à en devenir le directeur de la mode. Ou encore l’Anglais Peter Hawkings, qui a effectué toute sa carrière, soit près de vingt-cinq ans, auprès de Tom Ford, d’abord chez Gucci, puis au sein de la marque du designer texan, dont il vient de prendre la succession. Avec celui de Gucci, son premier défilé prévu ce jeudi est l’un des plus attendus de la semaine de la mode lombarde.
Toujours à Milan sera dévoilé samedi le travail de Simone Bellotti pour Bally. A son actif, plus de vingt années d’expérience, entre autres chez Dolce & Gabbana, Bottega Veneta et Gianfranco Ferré, dont les seize dernières passées chez Gucci. Il a rejoint la griffe de souliers l’an dernier, épaulant le directeur créatif Rhuigi Villaseñor, juste avant que le jeune Californien aux origines philippines ne se retire au bout de deux saisons. Ce dernier, qui pilote aussi sa propre marque Rhude combinant luxe et streetwear, a visiblement rempli sa mission, qui consistait à redonner de la visibilité et attirer les nouvelles générations vers l’historique label suisse. A Simone Bellotti, maintenant, d’assurer la suite en se centrant "sur les valeurs et l’héritage de Bally".
Autre démission surprise, celle de Ludovic de Saint Sernin. Le trentenaire, réputé pour sa mode sensuelle à l’érotisme décomplexé, a construit, comme Rhuigi Villaseñor, une belle communauté autour de sa marque. Mais il a résisté tout juste une saison à la tête du style d’Ann Demeulemeester, remplacé au pied levé par l’inconnu Stefano Gallici, qui sera propulsé sous les projecteurs lors de son premier show, le 30 septembre prochain à Paris. Après un passage chez Haider Ackermann, ce dernier a rejoint il y a cinq ans le groupe milanais Antonioli, nouveau propriétaire de la maison belge, qui l’a promu au poste de directeur artistique.
"Les cool kids n’ont plus le vent en poupe"
"Dans un marché devenu hystérique qui ne cesse d’accélérer, les cool kids n’ont plus le vent en poupe. Ces jeunes talents populaires dans les médias sociaux, souvent imposés par des agents et autres communicants, ont été embauchés, plus que pour leurs capacités, surtout pour le nombre de leurs followers, leur connaissance des communautés et leur influence sur le consommateur final. Mais s’ils sont agiles dans des structures souples, telles que peuvent l’être leurs propres labels, s’attaquer aux grandes maisons est une autre affaire. Sans compter qu’ils ne disposent plus comme auparavant de plusieurs saisons pour prendre le pouls et trouver le bon rythme", observe Stefano Martinetto, PDG de Tomorrow, plateforme multiservice londonienne dédiée aux marques créateur.
Avec la complexité prise désormais par les studios et la sophistication des départements marketing, mieux vaut avoir de la bouteille et une bonne connaissance des process de l'industrie. Surtout lorsque l'on doit affronter des équipes en place conséquentes, constituées d'experts au long court. En tous les cas, le rôle central du directeur artistique ne permet plus aujourd'hui, ou très difficilement, de gérer sa propre marque en parallèle. A titre d'exemple, Anthony Vaccarello chez Saint Laurent ou encore Demna chez Balenciaga y ont renoncé assez rapidement.
Comme Ludovic de Saint Sernin, Charles de Vilmorin a jeté l’éponge en avril dernier chez Rochas, dont il dirigeait le style depuis deux ans. Pour l’heure, la maison a choisi de s’en remettre au studio. En trois ans, le styliste de 26 ans a connu une ascension fulgurante. Après avoir lancé en plein confinement une première collection de bombers colorés promus sur ses réseaux sociaux, le voici six mois plus tard foulant les très sélects podiums de la haute couture parisienne avec sa marque tout juste lancée, avant de se trouver propulsé le mois suivant -en février 2021- à la direction artistique de la maison Rochas.

"Tous les nouveaux designers adulés par les réseaux sociaux, qui ont été placés à la tête des maisons ces deux dernières années ont craqué. Ce système ne fonctionne pas. Il est en train d’exploser. Followers et buzz sur le Web ne suffisent plus à faire le business. C’est pourquoi les maisons se rabattent sur des professionnels et sur un modèle plus sain", constate la consultante luxe et chasseuse de talents Patricia Lerat de PLC Consulting.
"Nous assistons à un retour d’organisation horizontale, où le styliste star laisse sa place à un designer qui a plus de maturité. Des personnalités avec du charisme, mais extrêmement compétentes. Des techniciens, qui font le travail en coulisses", continue la consultante. "On est passé d’un designer polyédrique à forte composante médiatique, à des hommes de l’ombre qui ont acquis une expérience importante au sein des maisons, centrés sur le produit et capables de gouverner le studio, ce qui signifie superviser les pré-collections, les collections principales, les multiples shows, les célébrités, les collaborations, etc.", renchérit Stefano Martinetto.
Avec ses plus de vingt ans d’expérience chez Alexander McQueen, Louis Vuitton, Yves Saint Laurent, Zegna et Gucci, l’Irlandais Daniel Kearns, tout juste nommé à la direction créative de Cerruti 1881 et de Kent & Curwen, correspond à ce nouveau profil. Tout comme Simon Holloway placé à la tête de Dunhill en avril dernier, qui a transité notamment par Calvin Klein, Ralph Lauren, Michael Kors, Jimmy Choo et Agnona. Ou encore Louise Trotter, qui tiendra son premier défilé chez Carven, elle aussi le 30 septembre à Paris. Passée chez Calvin Klein, puis chez Gap et Hilfiger, elle dirigeait le style de Lacoste depuis quatre ans. Lui a succédé la styliste au profil plus sportif Pelagia Kolotouros, qui a évolué notamment chez Yeezy, The North Face et Adidas et a fait ses premiers pas au sein de la marque française au cours d'un événement à New York cette semaine.
Retour aux fondamentaux
C’est également en cette rentrée que Phoebe Philo, designer culte au style minimal et intemporel, fait son come-back avec le lancement en sourdine de sa propre marque. "Nous arrivons à la fin de la 'sportswearisation' en vogue depuis une décennie, avec ses gros logos sur t-shirts et hoodies. Aujourd’hui, cela ne suffit plus pour faire du business. On revient à la question du vêtement avec le retour du design de mode. La différentiation ne passe plus comme avant par le logo, mais par les coupes, les matières, le volume", note un expert, fort introduit dans le milieu du luxe. "L’industrie cherche des profils rassurants avec des stylistes qui savent faire des vêtements et des collections, capables d'habiller pour la vraie vie."
Les grands acteurs du luxe l’ont bien compris, qui sont en quête de cette nouvelle typologie depuis quelque temps déjà. Comme l’a illustré Chanel, qui a choisi, pour succéder à Karl Lagerfeld, son bras droit, Virginie Viard. Ou encore Kering, qui est allé chercher Matthieu Blazy au sein de Bottega Veneta. Depuis qu’il a pris la direction créative de la griffe italienne, le succès ne s’est pas démenti. Le styliste avait opéré auparavant chez Raf Simons, Maison Margiela, Celine et Calvin Klein. De même, en 2015, Kering avait promu chez Gucci le styliste alors méconnu Alessandro Michele. Mais, à l’époque, était encore en vigueur la starisation des designers.

Une approche révolue aujourd’hui, comme l’explique l’observateur. "Il y a vingt ans, les maisons misaient tout sur leur directeur artistique. On ne parlait que de lui et c’est par lui que passait la communication de la marque. Mais depuis les déboires de John Galliano chez Dior, le secteur a pris conscience qu’il ne pouvait plus se reposer sur une seule et unique voix. Parallèlement, nous assistons depuis quelques années à une multiplicité des prises de parole au sein des griffes, qui se sont diversifiées dans leur forme et les personnes, du PDG au digital en passant par les collabs et autres pop-up, d’où le profil plus sobre adopté par les nouveaux directeurs créatifs."
Revenu à la mode après quatre ans de purgatoire, John Galliano, qui pilote depuis 2015 Maison Margiela, s'est fait beaucoup plus discret désormais. Sans que cela ne porte préjudice à la marque. Bien au contraire puisqu'elle s'affiche comme la griffe la plus importantes en termes de ventes pour la division luxe du groupe de mode italien OTB, qui la détient.
L’évolution du marché du luxe, avec des entreprises œuvrant à des échelles toujours plus grandes, a porté les responsables du style à endosser de plus en plus le rôle de chef d’orchestre. "Le directeur artistique doit savoir comprendre l’époque et l’incarner, avoir un point de vue créatif nouveau sur la civilisation, la culture, la vie, en l’interprétant de mille manières dont le vêtement. Mais aussi savoir faire parler de la marque, avoir la bonne équipe et le juste rythme des collections, rafraîchissant l’offre constamment. Il est clair qu’il ne peut tout faire à lui seul", pointe l’expert.
"La fête est finie!"
"Toute cette machine nécessite de la part des marques d’énormes moyens, alors que le contexte n’est plus aussi favorable. La Chine ne rebondit pas, les Etats-Unis reculent, les plateformes digitales surstockent et coupent leurs commandes, les prix explosent… La fête est finie! Et plus que jamais, les maisons ont besoin au style de personnes solides, sur qui elles peuvent compter", poursuit-il.
"Ces changements successifs et rapprochés au sein des directions créatives sont symptomatiques d’un mal-être de l’industrie, en quête désespérée de solutions. Personne ne comprend ce qui se passe. Après la course folle à une croissance spectaculaire de ces derniers temps, le marché est en train de ralentir, de la Chine au réseau des revendeurs multimarques. On s’interroge sur ce que sera le nouveau rythme de la mode", souligne Stefano Martinetto.
Et de se questionner: "Qu’est-ce qui sera plus payant? La spectacularisation à outrance, comme celle mise en place par Louis Vuitton avec Pharrell Williams à la tête de ses collections homme, ou le technicien au profil sobre? Je ne serais pas étonné de trouver prochainement à la tête d’une grande griffe Fabio Zambernardi, le directeur du design, qui vient de quitter Prada après quarante ans de maison", lâche-t-il. De fait, de nombreux postes restent encore à pourvoir, comme en témoignent les multiples défilés d’adieu programmés sur les podiums cette saison. De Milan, avec Tod’s qui se sépare de Walter Chiapponi et Moschino qui, privé de Jeremy Scott, organise un show anniversaire, à Paris, avec Alexander McQueen ou encore Chloé, dont ce sera le dernier show de Gabriela Hearst.

Dans cette intense moment de changements, la nomination de Peter Do chez Helmut Lang semble s’inscrire en contre-tendance. Le designer d’origine vietnamienne, dont la propre marque est acclamée sur les podiums new-yorkais et qui va défiler à Paris cette saison, a ouvert les danses de la Fashion Week de New York le 8 septembre, avec son tout premier show pour la marque emblème du minimalisme des années 1990. Un premier essai qui n’a pas totalement convaincu.
L'heure est aux promotions internes
"Ce genre de nomination peut sans doute fonctionner pour des marques de taille moyenne, mais ce n’est plus pensable dans les grandes maisons, où le poste de directeur artistique requiert des personnes dédiées, qui n’ont guère le temps de s’occuper de leur propre label. Les enjeux sont trop importants et les marques de luxe ont acquis une telle ampleur qu’elles privilégient souvent les promotions en interne. C’est beaucoup plus efficace, plutôt que quelqu’un qui va mettre du temps à trouver sa place et le bon compromis entre sa liberté créative et les valeurs de la maison", analyse la directrice de l’Andam Nathalie Dufour.
"Un Martin Margiela chez Hermès ne serait plus nécessaire aujourd’hui. Le fait de trop révolutionner une marque et de tout remettre à plat est trop compliqué. Les maisons sont devenues de très grosses machines, ultra organisées entre différents pôles, de la recherche & développement, à l'approvisionnement et la RSE. Elles ont besoin de quelqu’un capable de se mettre à leur service et de se fondre dans l’organisation, qui soit d’emblée opérationnel."
Pour Nathalie Dufour, l’idée du créateur tout puissant issu des années 1970 a vécu. Même si les poids lourds stars de certaines maisons ne semblent guère menacés, d'Hedi Slimane chez Celine à Nicolas Ghesquière chez Louis Vuitton ou encore Olivier Rousteing chez Balmain. "Les maisons n’ont plus la nécessité de porter la lumière sur une seule personne. Elles cherchent quelqu’un apte à effectuer un travail de fond, qui mette son ego créatif au service de la marque et soit en mesure de véhiculer un message fidèle à son ADN. Elles privilégient donc les compétences et le savoir-faire avec des profils professionnels, préparés, aussi et surtout, à accompagner la transition écologique."
Le développement durable est devenu une priorité pour l’industrie du luxe, et les valeurs qu’il induit, entre traçabilité et mise en avant des artisans, se reflètent dans son organisation et sa direction créative. "Il faut être en ligne aussi avec ce discours. Si l’on doit parler d’écologie, cela commence par l’humain avec une notion de respect et d’humilité. Dans ce contexte, le nouveau directeur créatif doit aussi se montrer plus humble et sobre par rapport à ses prédécesseurs", conclut Patricia Lerat.
Une évolution qui n’a pas échappé à Balenciaga, dont le médiatique directeur artistique Demna (Demna Gvasalia de son vrai nom) a fait profil bas récemment. Touché par le scandale des publicités controversées, le designer s’est recentré sur le vêtement et le produit, comme il l’a lui-même annoncé en début d’année, renonçant à ses shows spectaculaires. Il s'est éloigné volontairement du statut de designer star omnipotent, tendant à mettre en sourdine la surenchère médiatique.
Tous droits de reproduction et de représentation réservés.
© 2023 FashionNetwork.com