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6 avr. 2020
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Maître Sébastien Beaugendre (avocat) : "Les commerces déliés de l'obligation de payer leurs loyers"

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6 avr. 2020

Sa tribune s'est partagée à grande vitesse entre commerçants depuis le 27 mars. Maître Sebastien Beaugendre, avocat spécialisé en droit de la franchise et Maître de conférences des Facultés de droit, y décrypte les dispositions légales récemment prises concernant les loyers commerciaux. Loyers dont il estime, face aux fermetures forcées par le Covid-19, que les commerces sont en droit de réclamer leur annulation, et non un simple report. Au-delà des engagements publics pris par fédérations et bailleurs, le juriste livre à FashionNetwork.com sa lecture purement légale des textes, et l'interprétation qu'il en tire au profit des commerces (lire également notre dossier "Loyers commerciaux : les dessous de la bataille juridique qui s'annonce").


Maître Sébastien Beaugendre - DR


FashionNetwork.com : Comment analysez-vous la loi d'habilitation du 23, puis l'ordonnance du 25 mars, qui mettent en place l'aménagement des loyers pour la durée de la crise ?

Maître Sebastien Beaugendre : Pour bien comprendre ce qu'il se passe, il faut d'abord comprendre l'ordonnance du 25 mars. Quand un gouvernement prend une ordonnance, c'est que le législateur l'autorise à aller dans une direction, qui fera plus tard l'objet d'une loi de ratification. Mais, quand le législateur vous autorise à faire "blanc", vous n'êtes pas censé faire "gris" ou "noir". Le 23 mars, une loi d'habilitation autorise à prendre une ordonnance visant à reporter ou étaler le paiement des loyers pour les micro-entreprises, au sens d'un décret de 2008. On se dit alors que les TPE (jusqu'à 10 personnes et 2 millions d'euros de chiffre d'affaires) sont concernées. Puis arrivent les ordonnances du 25 mars. Déjà, le mot "report" n'est plus employé. Mais on dit que les bailleurs, durant la crise, ne peuvent réclamer pénalités, astreintes, faire jouer la close pénale, déclencher un commandement de payer. Un bouclier, donc. Au profit des TPE ? Non. Car, surprise, cela s'adresse maintenant aux bénéficiaires du Fonds de Solidarité. Or, à ce moment-là, le principe du Fonds est acté, mais pas son fonctionnement. Au moment où vous m'interrogez (lundi 30 mars, ndlr), je ne sais toujours pas vous dire exactement qui profitera du Fonds de solidarité. Pour des juristes, un communiqué de presse n'a aucune portée. Pour l'heure, ces communications ne parlent plus de micro-entreprises, mais de TPE, indépendants, micro-entrepreneurs et professions libérales. Et ayant un chiffre d'affaires inférieur à 1 millions d'euros, contre les 2 millions annoncés précédemment

FNW : Un cadre légal particulièrement changeant, donc…

SB : Tout cela pour vous dire qu'avant même le 25 juillet, date de fin d'action de l'ordonnance (deux mois après la fin de la durée initiale de l'état d'urgence sanitaire), si on se contente du dispositif légal, les bailleurs vont pouvoir demander le paiement principal. Sans parler. Mais si le locataire tombe dans le périmètre du Fonds de Solidarité, le bailleur ne pourra cependant pas lui adresser un commandement de payer. Il pourrait donc bénéficier d'un report, si l'on s'en réfère à la loi d'habilitation, bien que le mot n'ait pas été repris dans l'ordonnance, qui fait également disparaitre la notion "d'étalement". C'est donc face à cette situation que, en en discutant avec mes confrères, je propose un raisonnement : si j'étais locataire, j'aurais tout à fait intérêt à trouver une argumentation pour suspendre mon loyer. Et que, au 26 juillet, on ne me réclame pas les arriérés.

FNW : Sur quoi se baserait cette demande d'annulation de loyer ?

SB : Les commerces ne peuvent plus ouvrir. La question est "Qui doit supporter la charge de ce risque ?". Si on est du côté des bailleurs, on vous répondra "c'est pas de notre faute que vous soyez empêchés de travailler". Or, on peut considérer que la première obligation dans le contrat de bail est celle qui pèse sur le bailleur, à savoir de livrer un bien conforme à sa destination. Et, en l’occurrence, on peut considérer que, parce que le commerce est interdit, le bailleur ne peut plus mettre à disposition un bien conforme à sa destination. Et, si c’est cela, le locataire ne peut plus jouir d’un bien conforme à sa destination, et se trouve délié temporairement de son obligation d’avoir à verser le loyer au bailleur, qui ne peut plus respecter sa part du contrat. Cette lecture consiste à dire que la charge de ces éléments de force majeure (article 1218 du Code Civil, ndlr) ne pèse pas seulement sur les locataires.

FNW : Cette interprétation peut-elle être invalidée ?

SB : Cette thèse, elle me semble éminemment sérieuse. Mais il appartiendrait à un juge de la valider ou de l’invalider. Personne ne peut vous dire que c’est sûr à 100 %. Mais, selon ce raisonnement, le locataire est dispensé de son obligation de paiement par ce que l'on appelle "l'exception d'inexécution". Quand un cocontractant ne s'exécute pas de son obligation, l'autre est fondé à ne pas s'exécuter de la sienne. Ce genre de situation est généralement temporaire, et finit souvent par se régler devant un juge.

FNW : Que risque un commerce qui tenterait d'obtenir l'annulation du loyer ?

SB : Si le bailleur refuse le raisonnement du "cas de force majeure", on se retrouvera devant le juge. Or, si vous êtes une petite structure tombant dans le périmètre du fonds de solidarité, comme je le mentionnais, l’ordonnance du 25 mars vous protège en cas de retard de paiement contre toutes pénalités financières, dommages, intérêts, exécution de clauses résolutoires, activation de cautions et autres… Que peut-il alors vous arriver de pire ? Soit vous gagnez, et vous avez l’annulation du loyer. Soit vous perdez, et l’ordonnance est votre filet de sécurité : vous ne devrez que le loyer à votre bailleur, et vous obtiendrez du juge un délai de paiement. Donc, au pire, vous obtiendrez un report de paiement.
 

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