
Dominique Muret
17 juil. 2023
Maurizio Purificato (Antonia): "L’expérience en boutique fait encore la différence"

Dominique Muret
17 juil. 2023
Cofondateur et propriétaire avec Antonia Giacinti de la très select enseigne de mode milanaise Antonia, Maurizio Purificato raconte à FashionNetwork.com le projet autour de leur nouvelle adresse dans l’historique séminaire de l’archevêché de Milan, qui accueille l'hôtel de luxe Portrait de Ferragamo. Touche-à-tout, l'entrepreneur italien est aussi à l’origine du lancement du label de denim Darkpark et a cofondé l’agence Unlock, qui gère en exclusivité projets et publicités des marques italiennes pour la bible du streetwear, la plateforme Hypebeast. Il nous donne son point de vue sur l’évolution du marché et du rôle du détaillant.

FashionNetwork.com: Vous venez d’ouvrir un nouvel espace de 800 mètres carrés sur la Via Sant’Andrea, au cœur de Milan. Comment se différencie-t-il de votre adresse dans le quartier de Brera?
Maurizio Purificato : Je définirais cette nouvelle adresse de "special store". Nous mixons des marques de recherche, des nouveaux noms et des maisons plus connues à travers des projets spéciaux. Nous avons installé au sein du magasin des pop-up sous forme d’anciens abribus de l’Europe de l’Est, qui accueillent collections capsules, lancements, collabs, en se rénovant continuellement. Par ailleurs, nous avons une très grande surface dédiée au monde de la sneaker, qui a besoin d’espace pour s’exprimer au côté des marques de luxe. Nous commercialisons aussi ici des marques qui n’ont pas de boutique en propre dans le centre de Milan et qui ont besoin d’avoir une identité.
FNW : Qu’apportez-vous aux marques?
MP : Les maisons trouvent un intérêt à être chez nous car elles sont interprétées avec notre vision et notre esthétique, qui est très différente de la leur. Dans la nouvelle boutique de Sant'Andrea, nous ne mélangeons pas les marques entre elles, mais nous leur donnons par exemple à chacune un minimum d’identité. Nous sommes reconnus pour notre sélection, mais aussi pour notre capacité à découvrir les nouveaux noms intéressants au moins une saison avant les autres, et pour notre manière d’exposer et de mettre en valeur marques et produits. J’ai toujours beaucoup investi dans les équipes des acheteurs et surtout du visual merchandising, car c’est ce qui fait la différence dans une boutique. Nos vendeurs sont de véritables stylists. Surtout, nous avons la passion. Aujourd’hui, si l’on n’est pas passionné, on ne peut exercer ce métier.
FNW : Quelles ont été vos impressions sur les dernières Fashion Weeks masculines?
MP : A Milan, j’ai adoré le défilé d’Alessandro Sartori chez Zegna. Il est en train d’effectuer un travail remarquable, non seulement sur l’esthétique, mais aussi sur la technicité des matériaux. Sa direction est parfaite. C’est vraiment le luxe chic sophistiqué sans logo. J’ai trouvé la collection de Valentino aussi très belle. A Paris, il y a toujours une grande énergie entre les défilés, les présentations et tous les showrooms. M’occupant de l’homme, je me concentre surtout sur les marques japonaises, que l’on ne peut acheter qu’à Paris.
Ce que l’on a noté, c’est que l’on trouve des collections très hivernales, même sur la saison estivale. Les marques proposent en particulier beaucoup de pièces à manches. Elles cherchent continuellement à anticiper les livraisons. C’est problématique, car nous ne sommes pas du tout intéressés par ce genre d’anticipation sur la saison. Il y a trop de superpositions et cela va trop vite.
FNW : Après le Covid-19, les rythmes ne se sont-ils pas ralentis?
MP : Non, la course continue de plus belle. En plus, il n’y a plus de dates officielles, les calendriers ne sont plus respectés. Chacun sort sa collection quand il veut. Certains fin avril, d’autres en mai, en octobre, voire en novembre. Les marques ne font rien pour nous faciliter le travail. Nous sommes obligés de multiplier les allers-retours à Paris pour mener nos campagnes d’achats. Le résultat, c’est qu’il se déverse trop de produits sur le marché. Il est clair qu’en ce moment, il y a une bulle due à la surexposition de produits. Non pas tant dans les boutiques monomarques, mais chez les e-tailers, qui ont détruit le marché. Aujourd’hui, ce sont eux qui contrôlent le marché, l’audience, les datas. Clairement, ils ne respectent pas les prix, pratiquant de continuelles promotions cachées, liées à des programmes de fidélisation. Les bons clients obtiennent systématiquement des rabais.
FNW : Quelles autres problématiques affrontez-vous?
MP : Les prix des produits ont beaucoup augmenté. Concernant nos achats auprès des maisons, ils ont augmenté au moins de 20 % à 25% depuis le Covid, les maisons ayant répercuté la hausse des coûts de production. Or, les marques tendent à réduire nos marges, alors qu’elles continuent d'augmenter leurs prix et donc leurs marges. Le coefficient multiplicateur des détaillants de luxe a notablement baissé, il n’est plus de 2,5 comme avant.

FNW : Comment a évolué le consommateur?
MP : Il est clair qu’il a pris l’habitude d’acheter en ligne et continuera à le faire. Mais compte tenu de cette course à la hausse des prix, le client aujourd’hui veut acheter là où il y a de la qualité. Si le prix se justifie en termes de qualité, comme chez Loro Piana, Zegna et auprès de certaines autres maisons, il sera accepté. En revanche, un prix exagéré et non justifié est beaucoup moins bien toléré désormais, notamment les prix excessifs sur les t-shirts et les hoodies.
En tous les cas, nous constatons un besoin de renouer avec l’expérience physique, un vrai désir de revenir en boutique. Depuis la pandémie, les gens sont comme écœurés de l’online. Il y a une envie de revenir aux contacts humains pré-Covid. L’expérience en boutique fait encore la différence.
FNW : Et votre métier a-t-il changé?
MP : Je ne me considère plus comme un détaillant multimarque qui achète et revend. En fait, notre enseigne Antonia est devenue un incubateur de différentes activités. En quelque sorte, nous sommes devenus une marque et nous le serons toujours plus. Souvent, les maisons nous demandent les vitrines de notre adresse à Brera pour lancer des projets spéciaux, par exemple pendant les Fashion Weeks, car elles souhaitent exprimer quelque chose de différent à travers notre langage et esthétique.
Nous nous occupons aussi de la gestion de la cour de l’ancien séminaire, qui accueille notre boutique de Sant’Andrea, pour tout ce qui concerne les événements dans le secteur mode et lifestyle. On a organisé par exemple récemment une soirée yoga avec Nike, qui a rassemblé 150 personnes. Nous visons aussi de grands événements comme celui que nous avons mis en place pendant le Salon du Meuble.
FNW : Que pensez-vous de l’évolution des maisons de luxe?
MP : Les maisons performent en ce moment. Surtout celles qui ne s’appuient pas sur les ventes en gros, mais sur leur réseau de distribution en direct, en ne sélectionnant que quelques partenaires internationaux, des enseignes multimarques "top" pour faire des projets spéciaux. C’est la meilleure stratégie, selon moi, pour ne pas avoir de superpositions avec le même article vendu partout au rabais pendant pratiquement toute la saison.
FNW : Selon vous, le streetwear a encore le vent en poupe?
MP : Je dirais que nous sommes dans une période de "post street logo". Je crois que le streetwear continuera de se vendre, mais il va évoluer. Il sera plus dépouillé. Il se distinguera surtout à travers les volumes et non plus les logos. Il y aura une certaine recherche dans la construction, d’autant que le classique est en train de revenir dans les magasins mode comme le nôtre.
FNW : Quel type de marques proposez-vous sur ce créneau plus formel?
MP : En ce moment, nous vendons des marques comme Loro Piana et Zegna. Alaïa est l’une de nos meilleures ventes. Nous avons aussi The Row, Khaite, The Attico. Dans ce type de marques plus classiques, nous aimons vendre aussi Jil Sander, Fear of God, Bottega Veneta, Loewe. Elles proposent une offre homme qui commence à plaire, tout comme Sacai et Acne Studios. C’est un classique mais moderne en termes de formes, volumes et de couleurs.

FNW : Quelles sont vos dernières découvertes?
MP : En ce moment, il est difficile pour les nouvelles marques de s’affirmer. Le monde des acheteurs est tout juste en train de se réorganiser. Aujourd’hui, les détaillants voyagent moins. Or, ils doivent forcément toucher le produit. Un label arrivera difficilement à vendre un produit à un acheteur par vidéo, sans qu’il ne le voie physiquement et ne le touche.
FNW : Le tourisme est-il revenu à Milan?
MP : Milan accueille à nouveau des touristes étrangers, mais c’est un tourisme différent par rapport à celui de 2019. Les Chinois sont en train de commencer à revenir. Nous notons aussi un peu plus d’Asiatiques, davantage de Japonais. Puis, aussi, beaucoup d’Européens, en particulier les Français. Avant le Covid, les Chinois représentaient pour nous et pour tout le Quadrilatère du luxe milanais plus de 25% de notre chiffre d’affaires.
FNW : Où en êtes-vous avec vos deux autres magasins ouverts en Chine? Avez-vous d’autres projets d'ouvertures?
MP : Nous avons ouvert en 2017 un espace de 1.500 mètres carrés à Macao, puis juste après le Covid, un magasin de 700 mètres carrés à Wuhan, au sein du centre commercial K11. Les deux marchent très bien. Nous sommes en discussion pour ouvrir d’autres magasins Antonia dans le monde, en particulier en Amérique du Sud.
FNW : Comment voyez-vous le marché du luxe aujourd’hui?
MP : Le luxe restera toujours le luxe. Il ne changera jamais. C’est la beauté du luxe. L’homme sera toujours à la recherche de beauté, d’un produit sophistiqué, précieux.
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