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Olivia Grégoire: "L’habillement est aujourd’hui dans une crise de surcapacité"

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19 mai 2023

L'inflation est à un plus haut jamais connu depuis plusieurs décennies. Un contexte qui met à mal nombre de commerçants, petits et grands, déjà malmenés par la crise du Covid. Un terrain volcanique pour la ministre déléguée chargée des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce, de l'Artisanat et du Tourisme. Olivia Grégoire a pourtant présidé, le 25 avril, la très attendue première réunion plénière du tout nouveau Conseil national du commerce (CNC), qui s’inspire du Conseil national de l’industrie. 


Olivia Grégoire - DR


Enseignes et détaillants, représentants de fédérations et élus locaux, pour certains irrités par le contexte social et économique, ont participé à ce rendez-vous né des échanges et observations des Assises du commerce, qui s'étaient tenues fin 2021-début 2022.

Ce CNC doit permettre d'associer en amont des décisions sur la construction des politiques publiques les acteurs du commerce: "Il faut du temps pour mettre sur pied ce type d'organe. Mais c'était une demande forte et unanime émise par les commerçants. Il faut redonner de la perspective quand on parle de commerce: il s'agit de 700.000 entreprises, de plus de 3,6 millions d'emplois et d'un chiffre d'affaires qui est supérieur à 1.300 milliards d'euros. C'est-à-dire supérieur à celui de l'industrie. Donc l'objectif ici était de rassembler au sein d'un Conseil national du commerce les différents types d'acteurs. Nous avons à la fois le commerce de proximité mais aussi le commerce en ligne et la grande distribution, les réseaux d’enseignes et des start-up innovantes de tous les secteurs du commerce pour pouvoir, par le biais de groupes de travail, mieux échanger sur l'ensemble des politiques publiques qui sont en train d'être construites", détaille Olivia Grégoire.

Le panel d'une trentaine de sociétés balaie différents secteurs, de l'électroménager au bricolage en passant par l'ameublement et les géants de la grande distribution. Le sport, avec Decathlon, et la mode, avec Kiabi, SMCP mais aussi Bonne Gueule, ont aussi toute leur place. "J'ai réalisé cette sélection d'acteurs, précise la ministre. C'est un panorama d'entreprises diverses: des très grandes, des moyennes et des plus petites. Je voulais aussi que nous ayons des PME issues du digital qui performent sur leur marché pour aborder les sujets à hauteur de PME et pas seulement des grandes entreprises."

Constitution de groupes de travail



Les sujets environnementaux, avec la présence du ministre de la Transition écologique Christophe Béchu, étaient au programme de ce premier rendez-vous avec des discussions sur les "zones à faibles émissions" (ZFE) qui limitent l'accès des véhicules aux centres-villes ou encore l'implantation de panneaux photovoltaïques sur les parkings et son financement. Avec quels engagements pris? "C'était le lancement et nous avons écouté beaucoup de membres. Mais nous avons vocation à travailler sur des sujets très concrets que vivent nos commerçants. Il n'y a pas d'annonce, en revanche nous avons mettons en place une douzaine de groupes de travail. Et quelques jours après, nous avons déjà des centaines d'inscriptions pour rejoindre ces groupes qui vont être très opérationnels entre chaque plénière. Très concrètement, le groupe de travail ZFE va travailler dans les prochaines semaines avec  des maires qui sont actuellement d'y réfléchir voire de les mettre en place. L'objectif est d'avoir des retours d'expérience et de voir dans les deux mois qui viennent quel type de proposition, normative ou de bonne pratique, pourra être faite pour améliorer la mise en œuvre de ces politiques publiques", développe Olivia Grégoire.

Si les premiers groupes sont donc amorcés, nombre de participants comptent aussi sur ces rendez-vous réguliers pour aborder des sujets clés, et ont glissé, après une première rencontre orientée sur la transition du commerce vers un modèle plus vert, qu'ils attendent des réponses sur des points de tension. En avril, treize fédérations de commerçants avaient ainsi alerté la ministre sur la pression subie par les entreprises avec l'augmentation des loyers.

"Le premier point est que le CNC n'a pas vocation à être saisi toutes les semaines pour des sujets d'actualité. Par exemple, des maires demandent une aide de l'État pour les commerçants qui ont subi des dégradations ces dernières semaines dans les manifestations. C'est un sujet important, mais il est conjoncturel et n'a pas sa place ici, souligne-t-elle. J'ai vraiment tenu à préserver l'ambition première du CNC qui est d'apporter des recommandations d'actions au gouvernement et aux administrations et permettent d'avoir des politiques structurantes. En ce qui concerne les loyers commerciaux et l'Indice des loyers commerciaux (ILC), c'est un sujet à la fois structurel et conjoncturel. C'est un sujet de fiscalité qui pose de manière structurante le sujet plus vaste des baux commerciaux, que l'on pourra aborder au CNC lors d'une prochaine réunion. Et c'est un sujet d'actualité, sur lequel nous arbitrerons avec mon ministre de tutelle dans les prochaines semaines."

Bercy étudie actuellement la possibilité de prolonger le dispositif de l'ILC qui bloquait ces derniers trimestres l'augmentation à 3,5% pour les PME, et analyse la pertinence d'un élargissement de celui-ci à d'autres acteurs du commerce de taille plus importante, comme le demande notamment l'Alliance du commerce. Le ministère de l'Économie doit prochainement répondre aux demandes des acteurs du commerce.

Pour l'heure, si une prochaine réunion plénière du CNC est prévue avant l'été, son thème n'est pas encore cadré. Cela pourra être sur les questions fiscales, avec la présence du ministre de l'Action et des Comptes publics, Gabriel Attal, ou pour aborder les problématiques de recrutement et de l'attractivité des métiers du commerce, avec Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l'Insertion. Comme pour les questions environnementales, ces échanges ont pour vocation, selon le gouvernement, de travailler sur des décrets et normes concernant des textes déjà votés ainsi que pour réaliser des propositions pour de futurs textes de loi ou règlementaires.

Mais pour la ministre, le CNC ne sera pas le support d'échanges pour répondre aux difficultés que rencontre le commerce face à l'inflation galopante depuis l'an dernier. Malgré les alertes de la Fédération nationale de l'habillement ou de l'Alliance du commerce suite aux défaillances de nombre d'acteurs du secteur, multimarques indépendants ou grands réseaux à l'enseigne comme Camaïeu ou San Marina, aucun plan n'est pour l'instant prévu pour la mode. 

"Je rappelle globalement que la France est incontestablement le pays d'Europe qui a le plus aidé ces entreprises durant la crise Covid puisque nous avons mis pas moins de 240 milliards d'euros pour soutenir nos entreprises et les salariés pendant cette période, ce qui représente quand même 10% de notre PIB, avance Olivia Grégoire. Le seul commerce a bénéficié notamment de 6 milliards d’euros de fonds de solidarité, 10 milliards d’activité partielle, 400 millions d’aides aux loyers, 200 millions d’aide aux stocks, sans compter les exonérations de cotisations sociales et patronales ou d’autres dispositifs comme les « coûts fixes ». Nous ne sommes pas dans une économie administrée et ce n'est pas à l'État d'intervenir dans les stratégies des entreprises. Un plan spécifique au marché de l'habillement n'est pas aujourd'hui à l'ordre du jour, d’autant que certains acteurs, nationaux
comme internationaux de l’habillement, publient des résultats très positifs. Je suis très attachée à ma mission et je sais bien que c'est parfois compliqué dans l'habillement. Mais l'État a vocation à soutenir des infrastructures et des installations en France. Nous investissons dans nos plans structurels avec la transformation des zones commerciales, la reconquête du commerce rural et le soutien aux commerces de centre-ville.."

Un futur plan pour les friches commerciales



Le gouvernement a ainsi annoncé au premier trimestre un plan de soutien au commerce rural avec une enveloppe de 12 millions d'euros pour inciter à l'installation de nouveaux commerces dans les communes rurales. Mais le ministère d'Olivia Grégoire doit aussi présenter prochainement avec Bruno Le Maire un plan de transformation des zones commerciales dans le cadre de projet de loi sur la réindustrialisation verte qui devrait mener à une reconversion de certaines friches commerciales de l'Hexagone.

"Ce sont des thèmes issus de ma feuille de route, explique la ministre. Ce sont mes priorités en tant que ministre. J'ai eu à cœur de traiter ce sujet des zones commerciales. Vu de Paris ou de certaines métropoles, on ne mesure pas bien à quel point ces espaces sont absolument essentiels dans le commerce en France. 72% des achats des Français dans les magasins sont faits en zones commerciales. Mais la plupart de ces zones ont été imaginées dans les années 60 et un certain nombre d'entre elles ne correspondent plus aux appétences des concitoyens. Dans ce cadre, la ministre dispose d'un budget de 24 millions d'euros pour mener des expérimentations de reconversion, en accord avec certains territoires. Ce budget a vocation a apporter un soutien en ingénierie et maîtrise d'ouvrage. Ce qui signifie que l'apport des acteurs locaux, privés et publics, est aussi attendu dans ces projets. Un projet qui voudrait donner un second souffle ou une nouvelle vie, dans le logement ou l'ouverture à d'autres types d'activités, aux espaces délaissés parmi les plus de 1.800 zones d'activités commerciales que compte la France.

Une baisse d'attractivité de certains ensembles qui répond aussi à la chute d'acteurs autrefois majeurs et qui a laissé craindre une fin du commerce physique pour les acteurs de la mode.

"Il y a des acteurs qui s'en sortent bien et qui marquent des points, dans le milieu et le haut de gamme, comme SMCP ou Sézane, mais aussi sur une offre plus populaire comme Kiabi, qui explore de nouveaux modèles autour de l'économie circulaire. Mais durant la période Covid, les entreprises ont été massivement aidées, notamment dans l'habillement avec les aides sur les stocks. Parmi ces sociétés, il y avait des modèles économiques parfois fragiles. Nous connaissons aujourd'hui le retour de flamme de cette situation. Mais attention, Il y avait déjà beaucoup de défaillances en 2019. Et même plus! En 2022, nous avons dénombré 747 défaillances d'entreprises dans l'habillement, c'était 1.100 en 2019. Ce contexte est avant tout lié à des évolutions de consommation qui touchent tous les secteurs."

Et la ministre déléguée au Commerce de renchérir: "Mais dans l'habillement, il faut prendre en compte l'irruption de la consommation en ligne qui représente plus de 20% du marché en 2022 contre 6% en 2009. Un certain nombre d'enseignes de milieu de gamme ont été bousculées par des marques dont les stratégies ont été très orientées vers la vente en ligne et ont perdu des parts de marché. Par ailleurs, pour de nombreuses enseignes, le relais de croissance a longtemps été l'ouverture de nouveaux magasins sans prendre en compte une cannibalisation de leur propre offre. Vincent Chabault (sociologue, ndlr) a d'ailleurs relevé dans les colonnes de vos confrères que les vingt premières enseignes de l'habillement avaient 5.000 magasins en France, il y a vingt ans. C'est 8.500 aujourd'hui. Nous sommes confrontés à une crise de surcapacité et nous sommes entrés dans une phase de rationalisation qui est difficile. Mais j'ai aussi à cœur de saluer la combativité des acteurs."

Les récentes grandes faillites dans le prêt-à-porter ou encore le rocambolesque dossier HPB, avec l'avenir du réseau Go Sport dans la balance, ont marqué les esprits, avec plusieurs milliers de salariés qui ont perdu leur emploi. Les entreprises du secteur se trouvent en outre aujourd'hui confrontées à des problèmes de financement, et, en écho à ces défaillances, à des acteurs de la finance encore plus frileux. 

"Il y a eu beaucoup de financement pendant la période Covid mais nous sommes sortis de cette période, précise la ministre. L'État ne peut pas massivement financer les entreprises avec des taux d'intérêt qui sont supérieurs à 3%. Le gouvernement accompagne un secteur qui est en difficulté. Nous avons les aides de Bpifrance et il existe de multiples canaux de financement. Mais avant l'État, le secteur de l'habillement doit solliciter les banques et les acteurs du financement, à commencer par le private equity. Je rappelle tout de même que l'État soutient fortement le 'made in France', qui est un critère de plus en plus important pour les consommateurs français. Nous investissons, par le biais de l'appel à projets Territoires d'industrie, près de 60 millions d'euros de subventions directes pour les entreprises de la filière mode et luxe qui permettent des relocalisations, comme par exemple avec Les Tissages de Charlieu (Loire). Le secteur textile a bénéficié de 20 millions d'euros de l'appel à projets de l'État 'Résilience' autour des fibres biosourcées et des textiles techniques. Et le guichet 'Industrie du futur" aide à hauteur de 26 millions d'euros la modernisation de la filière et l'achat de nouvelles machines outils. Ce sont plus de 100 millions d'euros de subventions directes."

Le cas Shein vu de France



La relocalisation industrielle est donc au premier plan pour les investissements. Un objectif qui n'est toutefois pas forcément aligné avec les attentes des représentants des enseignes du secteur. Des marques et acteurs de la distribution mode relèvent d'ailleurs qu'entre les défis de transformation et la pression inflationniste, la période est complexe pour protéger les marges. Nombreux pointent la concurrence d'un label comme Shein, qui, en quelques années, s'est imposé comme un acteur majeur en France comme à l'international. Malgré des pratiques sociales controversées et une qualité sanitaire de ses produits remise en cause, Shein continue de grandir et a récemment installé un pop-up store dans le Marais parisien.

"Tout d'abord si Shein existe, c'est qu'il y a de nombreuses personnes pour l'acheter. Leur politique de prix et de distribution agressive répond aux aspirations de jeunes consommateurs en recherche de prix très bas et de styles toujours renouvelés.. Si on prend de la hauteur, il faut constater que cela concerne des centaines de milliers de consommateurs français, avance la ministre. Toutefois, à mon sens, ce n'est pas parce que les produits sont accessibles ou à bas prix qu'ils doivent être de la camelote ou réalisés dans des conditions environnementales et sociales "immorales". D'ailleurs l'Europe est en train de légiférer activement sur ce qu'on appelle le devoir de vigilance, pour que les entreprises soient responsables sur l'ensemble de leur chaîne de valeur. Une législation qui s'appliquera à des acteurs extra-européens qui font un certain chiffre d'affaires en Europe. Il faudra aussi compter sur l’affichage environnemental pour sensibiliser les consommateurs et en particulier les plus jeunes. Dans les années qui viennent, les acteurs du type Shein auront donc de plus en plus de difficultés à continuer de produire dans des conditions irresponsables et de vendre ensuite sur le sol français".

Comme l'avait annoncé la ministre il y a quelques mois, les grands acteurs de l'ultra fast fashion font l'objet d'une enquête poussée de la DGCCRF. Une vigilance accrue qui pourrait faire l'objet d'une communication avant l'été et dont les résultats seront scrutés de près. Shein peut-il devenir le nouveau Wish, suspendu pendant plusieurs mois? 

Si le CNC n'a pas vocation à poser l'encadrement d'un acteur comme Shein, c'est en revanche une instance qui pourrait permettre aux commerçants d'anticiper les grandes problématiques à venir pour le secteur et sensibiliser les gouvernants et administrations. Encore faut-il que ses membres, dans leur diversité, apprennent à tirer collectivement le meilleur de ce nouvel outil. Les résultats des prochaines réunions et groupes de travail seront à cet égard scrutés attentivement.

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