
Matthieu Guinebault
17 déc. 2020
Ouïghours: l’implication de la mode plus grave qu'annoncée

Matthieu Guinebault
17 déc. 2020
Si le rapport de l'Institut australien de stratégie politique (ASPI) avait choqué en début d’année, celui dévoilé le 14 décembre par le Center for Global Policy enfonce le clou. Le document plonge en détail dans la culture du coton au Xinjiang et les déplacements forcés de population qu’elle occasionne. Cadre dans lequel vient s’inscrire le ciblage de la minorité musulmane des Ouïghours, via un programme officiel de “lutte contre la pauvreté”, dont la mise en place politique et économique est racontée étape par étape, de même que ses implications pour la filière textile.

Car il s'agit d'une situation qui éclabousse le secteur de la mode dans son ensemble, puisque le coton occupe une place centrale dans le dispositif mis localement en place par les autorités. La Chine pèse en effet 23% de de la production mondiale de coton, dont 20% venant justement de la seule province du Xinjiang. Et le coton, ainsi que ses produits, pèse à lui seul 10% des exportations nationales chinoises. A ceci s'ajoute le fait que la province produit l’une des meilleures qualités de coton au monde, notamment ses régions du sud, à forte population musulmane, qui se sont spécialisées dans la culture de coton à fibres longues.
Mais tracer l’origine de ces matériaux jusque dans la province chinoise peut s’avérer complexe voire impossible pour un pan entier d’une filière. Ce qui a notamment conduit les États-Unis à bannir l’intégralité des importations de coton chinois au début du mois. Un problème car, pour récolter cet or blanc, pas moins de 570.000 personnes ont dû être mobilisées dans la province en 2018. Plus d’un demi-million dont une grande majorité reposerait, selon le rapport, sur des déplacements forcés de Ouïghours. Mais, pour le CGP, ce dispositif de “travail coercitif” dépasse le cadre du contrôle ciblé de certaines minorités. La culture du coton au Xinjiang serait en effet aussi bien un moyen qu'une fin, répondant simultanément à une volonté politique et à un impératif économique local.
Transferts de population
“En Chine, le 'transfert de main-d'œuvre des travailleurs ruraux excédentaires' se réfère au transfert de travailleurs ruraux tels que les agriculteurs ou les éleveurs vers des postes salariés à temps plein - généralement dans l'industrie manufacturière, mais aussi dans le secteur des services ou vers des travaux agricoles saisonniers rémunérés tels que la cueillette du coton, puisque cela se traduit par des revenus salariaux”, indique le document. Une notion de revenus liés au travail forcé qui, détaille CGP, joue un rôle politique important dans la justification des pratiques locales.

De manière assumée, les dispositifs de travail forcé appliqués aux travaux saisonniers permettent en effet à la province de Xinjiang d’atteindre les objectifs fixés par Pékin en termes de réduction de la pauvreté. Le président Xi Jinping avait en effet annoncé vouloir éradiquer la pauvreté d’ici à 2020. A cette fin, un document officiel de 2015 cité par le CGP fixait pour 2020 l’objectif de déplacer 2 millions de travailleurs pauvres résidant dans un peu plus de 3.029 villages. Ceux-ci étant situés principalement dans des zones à fortes minorités ethniques, relève le rapport. Des objectifs chiffrés qui seront revus à la hausse dans les années suivantes, notamment à la faveur de l'actualité locale. Le ciblage des Ouïghours trouve notamment sa justification auprès de la population chinoise dans les attentats perpétrés par des membres de la minorité en 2015. Justification qui s’appuie par ailleurs sur un certain nombre de stéréotypes associés aux Ouïghours.
“Comme la cueillette du coton est un travail difficile, les récits de propagande de l'État sur la mobilisation des cueilleurs ont pour thème principal de surmonter la réticence des travailleurs à participer au programme”, explique le rapport. “Cette réticence est unilatéralement attribuée à deux facteurs principaux: leur vision dépassée et rétrograde de l'emploi, qui, dit-on, bloque les minorités dans leur mode de vie traditionnel; et une paresse ancrée et un manque de discipline au travail, voire un manque de valorisation du travail. À l'inverse, les résultats glorifiés du processus coercitif de transfert du travail, dont on vante invariablement les mérites pour surmonter ces deux obstacles, sont des équipes de cueilleurs de coton Ouïgours et d'autres minorités ethniques qui ne sont plus passifs ni paresseux, qui sont devenus plus ouverts d'esprit, qui chérissent désormais le travail dans toute sa 'gloire' et qui travaillent enfin dur à deux mains pour se sortir de la pauvreté”.

Fort de chiffres venant souvent de l’administration chinoise elle-même, le Center for Global Policy conclut qu’il est préférable d’assumer que tout coton venant du Xinjiang a, à un moment ou un autre, profité de mesures de travail coercitif. Un problème qui s’étend ensuite aux filateurs, tisseurs et façonniers chinois, mais également à l'Inde, Vietnam, Bangladesh ou Pakistan, qui sont les premiers clients étrangers du coton chinois. “Les entreprises devraient être tenues d'enquêter de manière approfondie sur le rôle du coton chinois dans leurs chaînes d'approvisionnement, même si toute production connexe a lieu en dehors de la Chine, mais cela ne suffit pas en soi”, insiste le Dr Adrian Zenz, auteur du rapport.
Un document dont le périmètre, limité au seul Xinjiang, n’aborde pas le déplacement des travailleurs Ouïghours dans les autres provinces chinoises. Le rapport de l'ASPI dévoilé en début d'année montrait que ces groupes étaient déplacés pour officier chez des fournisseurs de grandes marques occidentales, dont les lieux de production, fermés et équipés de miradors, prendraient pour l'occasion des airs de prison. Ce que dément Pékin, qui assume en revanche ces déplacements dans le cadre d'un programme d'intégration des Ouïghours à la population chinoise.
Le rapport peut être consulté ici
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