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29 mars 2022
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Paul de Montclos (France Terre Textile) : "Notre industrie est contrainte de refuser des commandes"

Publié le
29 mars 2022

Les défis s'accumulent pour la filière tricolore du textile-habillement. Eprouvée par la crise sanitaire, elle doit aujourd'hui faire face à la hausse des coûts de l'énergie et des transports, ainsi qu'à des difficultés d'approvisionnement en matières premières. Et tandis qu'inflation, guerre et élections minent l'envie de consommer, les difficultés de recrutement persistent. A l'occasion du salon Made in France, qui se tient les 30 et 31 mars à Paris, Paul de Montclos, président du label France Terre Textile* et dirigeant du confectionneur vosgien Garnier-Thiebaut, invite donneurs d'ordres et fabricants à s'écouter de toute urgence.


Paul de Montclos - entreprise Garnier-Thiebaut


FashionNetwork.com : Comment analysez-vous la période actuelle, avec ces flambées des prix de l'énergie et des transports?

Paul de Montclos : Ce que je peux dire, c'est je n'ai jamais connu cela. Cette situation est assez incroyable. Aux problèmes que vous citez, il faut ajouter les problèmes de main-d'œuvre, de délais d'approvisionnement… On est dans un moment de l'histoire où le moindre grain de sable a un effet papillon, et tout se conjugue et s'amplifie. On passe du Covid-19, où tout était bloqué, à la relance, où il fallait tout de suite être à fond les ballons alors que nous manquions de main-d'œuvre, et même de matériaux. D'où une inflation à deux chiffres. Et maintenant voilà la guerre, une reprise du Covid-19 un peu partout, les conteneurs à nouveaux bloqués... La conséquence, c'est que nous sommes en permanence déstabilisés.

FNW : Est-il encore possible pour les industriels de se projeter?

PdM : C'est très complexe, car la raison d'être d'un industriel est d'investir sur le moyen et long terme. Donc s'adapter à très court terme à tous ces événements successifs, c'est très compliqué. Et nos clients n'y sont pas habitués. Nous prenons des marchés pluriannuels, et les clients ne comprennent pas qu'on les refuse en raison du fait qu'on ne sait pas ce à quoi on va être confrontés en termes de prix, de disponibilité des matières et de délais. Car oui, notre industrie est contrainte de refuser des commandes, faute de visibilité. Des clients considèrent qu'il faut reprendre comme avant. Or, ce n'est plus possible. On a une inadéquation entre ce qu'il se passe dans la supply chain et ce que les clients voudraient sur le long terme.

FNW : Les fabricants de France Terre Textile souffrent-t-ils de problèmes d'approvisionnement?

PdM : Oui, absolument. Le label est l'illustration de cette filière textile française qui reste très patrimoniale, résiliente, mais souffrant de ressources relativement modestes. Ce sont des petites structures, avec peu de fonds propres. Il faut donc être extrêmement agile et prudent. Avec parfois des arbitrages qui peuvent se retourner contre vous. Certains ont d'ailleurs de gros soucis liés à l'énergie. D'autres peinent en raison de leur approvisionnement en matières provenant d'Asie, avec des ruptures de stock ou des délais abominablement longs. Or, en Europe, on produit peu de coton et de polyester, il faut donc bien en importer. Le business est là, mais encore faut-il pouvoir y faire face, et les dirigeants essaient de rester optimistes.

FNW : Quel est l'impact de la hausse des prix de l'énergie?

PdM : C'est un sujet sur lequel beaucoup échanges, en particulier dans le secteur de l'ennoblissement, très consommateur en gaz, qui est nécessaire pour sécher les tissus. Or le gaz est une énergie difficile à substituer. Et certains estiment que la pérennité passe par un ralentissement de l'activité. Cela se fait déjà dans certains pays comme la Turquie, où les productions ont été diminuées face à la flambée des coûts de l'énergie. La Chine et l'Inde connaissent sous d'autres formes le même phénomène. D'un point de vue macroéconomique, nous vivons peut-être la première vraie crise de la mondialisation. Ce sont des choses que l'on ne connaît pas, et contre lesquelles nous ne sommes pas bien armés.

FNW : La hausse des prix des transports et le rallongement des délais de livraison pour les marchandises asiatiques peuvent-ils profiter au "made in France"?

PdM: Indéniablement. Mais soyons lucides et honnêtes avec nous-mêmes. On ne relocalise pas instantanément des productions. La confection est partie de l'autre côté de la Méditerranée. Si demain nous devions relocaliser, ce serait compliqué car nous n'avons plus beaucoup de gens formés. Et il y a aussi à prendre en compte une inertie forte en France. Je vous donne un exemple: on ne trouve plus d'assureur pour les nouveaux sites textiles. Il y a une vraie frilosité, alors que ces sites ne sont pas plus exposés que les autres. Mais quel industriel peut lancer une nouvelle unité s'il ne peut pas être assuré? Ca n'est plus assez intéressant pour eux. Pour construire un nouvel atelier, il faut être aujourd'hui très optimiste.

"On ne trouve plus d'assureur pour les nouveaux sites de production textiles"



FNW : Les problèmes de recrutement de main-d'œuvre se sont-ils dans le même temps intensifiés?

PdM : Oui, la situation s'est aggravée. Sur ce sujet, c'est un peu un embouteillage en accordéon: parfois ça avance, puis ça s'arrête à nouveau sans explication particulière. On a beaucoup de mal à faire rentrer de nouvelles compétences. Parce que le textile n'est pas le high-tech, que c'est du travail d'équipe, que ce ne sont pas des salaires de stars du cinéma. Or, si on a encore du textile en France, ça n'est pas pour nos matières premières: c'est parce qu'on a notre savoir-faire, qu'on est réactif, qu'on est créatif. Et on se retrouve dans des situations où, si le transfert de savoir-faire n'est pas organisé, cela peut mettre une filière complète en difficulté à moyen terme.

FNW : Vous attendez-vous, comme beaucoup, à une baisse de la consommation des ménages cette année?

PdM: Je partage instinctivement cet avis, mais je veux rester prudent, car je n'aurais jamais pensé que la relance d'activité se ferait aussi vite. Les cycles vont actuellement à très grande vitesse. Là encore, on est dans les effets d'accordéon. Mais le fait est que nous ne vivons pas une ambiance de consommation effrénée, avec une morosité ambiante à laquelle s'ajoute une période électorale dont on sait qu'elle n'est jamais bonne pour la consommation.

FNW :  Quel est aujourd'hui votre message aux donneurs d'ordres et clients de l'industrie textile française?

PdM : Il faut qu'on parle, qu'on échange, que l'on prenne en compte nos contraintes actuelles respectives. Dans la période que nous traversons, la meilleure solution reste le dialogue. On ne peut plus se permettre de rester chacun de notre côté. L'une des chances que nous avons, c'est que tout le monde est touché. Il n'y a personne qui tire les marrons du feu. Donc c'est collectivement qu'il faut réagir. Les acteurs de la filière n'ont pas l'habitude de travailler ensemble. Néanmoins les liens qui ont été créés autour de la production de masques perdurent et ouvrent des possibilités. Mais que l'on n'attende pas qu'il y ait de la casse pour agir.


*Le label France Terre Textile réunit 116 entreprises françaises du textile-habillement, dont plus de trois quarts des opérations de production (du tissage à la confection) sont réalisées en France, "selon des critères de fabrication en circuit court, de qualité et RSE".

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