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9 mars 2021
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Pierre de Chanville (Tekyn): "Compter une vingtaine de centres en Europe d'ici trois à quatre ans"

Publié le
9 mars 2021

Avec Donatien Mourmant, Pierre de Chanville a initié l'aventure Tekyn en 2017. La société a pour ambition de revoir les approches de l’industrie textile, notamment en remettant au cœur une industrie de proximité avec un concept de production à la demande. Des développements que plusieurs acteurs du secteur comme Petit Bateau, IKKS ou 17h10 ont déjà validé pour une partie de leur production. Le modèle intéresse à présent les investisseurs, avec l'annonce ce 9 mars d'une levée de 5,5 millions d’euros auprès d’Otium Capital et de Bpifrance. Pierre de Chanville détaille pour FashionNetwork.com les ambitions de l’entreprise après ce tour de table.


Pierre de Chanville - DR



FashionNetwork.com: Tekyn a pour ambition de digitaliser l’industrie textile avec une approche de production à la demande. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie?

Pierre de Chanville :
Pour synthétiser, Tekyn apporte la technologie qui permet de fractionner la production textile de façon à ne produire, à chaque série, que ce qui se vend vraiment. Depuis des décennies, l’industrie textile a par rapport à d’autres industries beaucoup plus d’aléas sur l’organisation, ce qui complexifie énormément l’organisation d’une chaîne agile. Nous apportons la technologie d’un bout à l’autre de la chaîne avec une plateforme de production collaborative. Elle permet de mettre en place une chaîne de production très agile avec les fabricants de matières, la marque, les ateliers, les coordinateurs de production.

FNW: En les connectant, vous visez à réduire ces aléas?

PdC :
En étant une plateforme collaborative, nous allons être plus réactifs sur chaque aléa et éviter les phénomènes d’amplification des problèmes qui cassent la chaîne. C’est une question essentielle en lean manufacturing. Mais nous ne faisons que transposer ce que font les autres industries au domaine textile. Pour rendre cela possible, il a fallu développer une dimension digitale très importante. On oublie souvent que le textile est une industrie aussi complexe que l’automobile. Ce n’est pas le nombre de composants d’un véhicule qui crée la complexité mais le nombre de véhicules sortis par an. Il en va de même pour le textile.

FNW : Comment vous êtes-vous rapprochés d'Otium et Bpifrance ?

PdC :
Ce sont des personnes qui ont des affinités avec nos objectifs et valeurs. Otium, qui est un fonds d’actionnariat familial avec des objectifs clairs orientés sur l'impact sociétal et le bien commun, voit de manière positive les notions de relocalisation et le travail sur l'impact environnemental. Bpifrance, via le fonds industrie créative, nous apporte une spécificité métier et son expertise de l'industrie. Nous n’avons pas un modèle de start-up très commun. L’industrie 4.0 est assez différente d’une app. C’était important d’avoir la notion métier, la notion digitale, la notion impact chez les investisseurs. Là, nous sommes avec des gens qui, quand ils soulèvent le capot, savent juger ce qu’ils voient.
 
FNW: Justement, où en êtes-vous de vos capacités de production?

PdC : Concrètement, nous avons une capacité de quelques dizaines de milliers de pièces par mois. Nous faisons cette levée de fonds pour déployer ces capacités. Nous sortons d’une phase de développement et de mise au point de procédés. La première année, nous nous sommes formés au textile car nous venions d’autres industries. Et depuis deux ans, nous sommes clairs sur la démarche. La base c’est que l’ensemble des acteurs de la chaîne soient connectés et coopèrent. Tant que ces acteurs ne sont pas reliés correctement, il n’y a rien. Il existait peu de bases pour faire cela donc nous avons dû déployer des éléments sur tous les maillons de la chaîne. Nous avons maintenant un degré de stabilité qui nous permet de nous déployer.

FNW : C'est à dire?

PdC :
Nous visons à nous déployer en Europe. Nous pensons qu'il s’agit d’une mutation clé et obligatoire de cette industrie. Notre mission est de permettre aux marques de basculer une partie significative de leur production en production à la demande. Nous aimerions atteindre le demi-million de pièces dans le courant de l’année et monter en puissance les années suivantes.

La plus grande partie des fonds va être allouée à l’effort commercial. Le reste sera dédié au renforcement de l’équipe de développement technologique. Dans l’effort commercial, les marques s'intéressent à cette production à la demande, mais elles n’ont pas toutes la même capacité à l’appréhender. Beaucoup de marques sont passées en produits finis et ont peu ou pas de connaissances industrielles. Lors du lancement d'une marque, nous l'accompagnons au maximum pour que cela aille le plus vite possible. Nous savons que c’est un chemin difficile et cela ne sera gagnant-gagnant qu’en créant des partenariats forts.

"Tous les éléments poussent vers une relocalisation européenne"



FNW : Par rapport à des productions en Asie, vous avancez un discours sur le fait de produire au plus juste et donc en limitant les stocks. L'argument réussit-il à persuader les marques?

PdC :
Ce n’est pas qu’un discours. Toute l’équipe est profondément convaincue des leviers sociaux et environnementaux. Mais le levier de Tekyn est avant tout financier. Nous apportons aux marques de la valeur car nous savons que sinon nous n’aurons pas d’impact. Les directions générales sont déjà sensibilisées. Et nous aidons les marques au niveau opérationnel à observer non pas le coût d’achat mais le coût global, y compris les pertes en démarques en logistique de va-et-vient, et les pertes en destruction qui sont des coûts très importants en réalité. 
 
FNW : D'autant que les contraintes vont se renforcer dans les années à venir...

PdC :
Le cadre légal va se renforcer sur la lutte contre le gaspillage, mais aussi certainement en ce qui concerne la taxe carbone. Et il y a une question de coût. Historiquement, on dit que le textile a suivi la pauvreté, bien avant le départ en Chine d’une grande part de la production. Le phénomène continue. La Chine est devenue plus chère, les productions sont parties vers le Bangladesh. Aujourd’hui, il y a une autre échappatoire qui est l’Ethiopie. Nous ne savons pas quelle sera la prochaine étape, mais l’hypersensibilité au prix d’achat a mené à ces déplacements de la production.

Ce que nous observons, c’est que les salaires minimums de ces différentes régions du monde se retrouvent dans des ordres de grandeur qui se rapprochent. En Chine, certaines régions ont un salaire minimum plus élevé que certaines régions d’Ukraine. Cela ne signifie pas que l’on s’attend à une relocalisation totale des productions, mais cela fait que l’équation sur le prix total est passablement plus intéressant qu'en regardant juste le prix d'achat. D'autant que les marques n'ont pas forcément envie de dépenser de l'énergie et des moyens à reconstituer tous les trois ans un réseau sur une nouvelle zone de sourcing. Le risque a émergé clairement durant le Covid. Tous les éléments poussent vers une relocalisation européenne.

FNW : Qu'est-ce qu'a changé cette crise du Covid-19?

PdC:
Beaucoup de marques sont venues nous voir une fois passées les premières secousses. La réalité est que beaucoup de marques ou de réseaux sont assis sur des stocks colossaux et doivent traiter ce sujet en parallèle de préparer l’avenir. Toutes les marques ne sont pas aux mêmes niveaux de maturité sur ces sujets. Pour nous, ce sera une bonne année pour nous déployer car nous aurons une montée en charge progressive.

FNW : L’évolution des quantités traitées sera un élément clé de la réussite de Tekyn?

PdC :
Bien sûr. Nous voulons faire du volume car nous voulons avoir de l’impact. L’investissement dans ces technologies n’a de sens qu’à partir du moment où on vise des volumes. Nous faisons nos volumes par des sommes de petits volumes. Donatien Mourmant dit souvent que gérer la production à la demande à la main serait comme gérer Blablacar à la main. Jusqu’à dix voitures c’est envisageable, mais il y a un point où cela devient juste ingérable. Les achats et la production dans le textile sont déjà extrêmement stressants ne serait-ce que lorsque l’on parle de deux commandes par collection. Imaginez si cet exercice a lieu toutes les semaines. La digitalisation nous permet cela.

FNW : Vous voyez des attentes différentes entre les marques orientées Made in France et les retailers qui allaient en Asie?

PdC :
Clairement, les philosophies sont différentes. Nous n’assistons pas à un rapatriement massif de la Chine vers la France, mais globalement nous voyons des marques, au profil retailer, qui ramènent depuis l’Asie du Sud-Est une production vers l’Europe et le bassin méditerranéen. Plus que le procédé, ils regardent beaucoup l’équation du coût global. Et côté DNVB (digital native vertical brands), nous avons des volumes croissants sur les marques positionnées sur l’hyper-local. Ce qui les motive, c’est l’automatisation et de rendre la production plus efficace.

Enfin, nous avons un phénomène intermédiaire avec les marques qui valorisent production à la demande et circuit court. Ce sont donc des gens très variés. Nous travaillons avec 1083, mais aussi La Redoute qui a su garder un peu de proche import et veut le développer, ou encore Cyrillus qui commence à réaliser un travail marketing sur ces actions.


L'atelier de Saint-Denis - Tekyn



FNW : Depuis l’an dernier, vous êtes installés dans un nouveau site à Saint-Denis, en région parisienne. Qu’est-ce que cela a changé pour vous?

PdC :
Nous nous sommes installés en plein Covid. Nous avons expérimenté et déployé notre technologie à l’occasion des besoins de production de masques. Nous avons monté en six semaines un centre de kitting basé sur nos technologies. Nous sommes passés à l’échelle industrielle avec la capacité de coupe. Nous sommes passés de deux lignes expérimentales à dix lignes qui fonctionnent de manière coordonnée.
 

Objectif: livrer en moins de deux semaines



FNW : Comment évaluez-vous le marché potentiel de Tekyn?

PdC :
Aujourd’hui, les marques ont en moyenne 30% de leur production dite open to buy. C’est ce qu'elles mettent de manière privilégiée en proche import afin de pouvoir approvisionner ces produits en cours de saison assez rapidement. Les marques pensent monter cette part à 50% d’ici cinq ans en proche import. Nous pensons que cela sera à la demande car il n’y a aucune raison de payer plus cher une prestation si c’est pour avoir le même service qu’en sourcing lointain.

FNW : Les marques recherchent à pouvoir toujours plus réduire le temps entre la conception et la mise sur le marché du produit. C'est un enjeu important pour vous?

PdC :
Ce ne sera peut-être pas tout livré en trois jours, mais nous pensons que le bon délai c’est une semaine. C’est notre objectif. Nous savons le faire en Made in France. A l’échelle européenne, l’enjeu des déploiements est de pouvoir réduire en dessous de deux semaines. Nous avons éprouvé nos technologies. A présent, nous devons les déployer auprès de nos partenaires.
 
FNW : A quel niveau de la chaîne de production voulez-vous installer ces centres de kitting?

PdC :
Pour connecter des ateliers qui ont des technologies très différentes de manière fiable, il faut pouvoir relier un certain nombre de machines. Ces centres ont vocation à être installés dans des bassins de production directement chez les partenaires, ateliers ou logisticiens. Et comme tous les ateliers ne peuvent s’équiper de technologies coûteuses, le point important est la mutualisation. Il est facile de créer un atelier avec plusieurs machines, mais cela se complique dès lors qu’il faut un bureau d’études, un atelier de coupe… Comme le marché de la production de vêtements en Europe est en croissance, nous avons besoin de construire des capacités et il faut pouvoir le faire vite et efficacement. Pour nous, le kitting center répond à ce besoin d’organisation.

FNW : Quels sont les prochains paliers?

PdC :
Notre prochain objectif est d’avoir cette année une poignée de kitting centers en Europe et, à trois ou quatre ans, une vingtaine. Chacun a pour objectif de travailler avec plusieurs ateliers dans une logique de mutualisation de technologie. Côté commercial, nous allons également entrer en Allemagne cette année. C’est le plus important marché européen, un pays où nos valeurs sont avancées et qui a beaucoup d’affinités avec l’industrie 4.0 et l’industrie en général.

FNW: Ces capacités restreintes au niveau européen sont-elles une limite du modèle?

PdC :
Aujourd’hui nous avons 130.000 acteurs en Europe. Si tous passent en production à la demande, il y a largement de quoi faire! La limite concerne plus une relocalisation massive. Tous les outils que nous pouvons apporter pour fiabiliser la chaîne sont autant de leviers de création de capacités. Si vous avez un kit pré-confectionné sans risque d’erreur, vous avez besoin d’une personne moins qualifiée donc plus facile à recruter et à former. Tout ce qui va améliorer la production va permettre de mieux gérer l’atelier. Nous avons une vision en deux temps. D’abord convertir des ateliers existants en production à la demande en leur apportant les outils. Puis ces outils vont permettre d’augmenter les capacités de production, permettant de réduire les coûts. Plus il y aura de volume, plus les ateliers investirons. C’est un cercle vertueux qui doit être amorcé.
 
FNW : Au-delà de votre activité, vous voyez cet engouement autour de la production française et européenne?

PdC :
Nous avons un écosystème extrêmement dynamique notamment pour accroître le travail collectif entre les acteurs. Il y a encore beaucoup d’avancées à réaliser. Il reste peu de filateurs mais des acteurs remontent cette partie de la filière. Beaucoup de gens commencent à redévelopper des fibres locales comme le chanvre et le lin. Si on reprend l’ensemble de la filière, nous voyons le nombre de personnes qui s’impliquent pour la remonter de bout en bout de manière plus locale. Cela met du temps, c’est un peu moins brillant qu’une fintech, mais cela aura un effet vraisemblablement beaucoup plus pérenne. 

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