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21 févr. 2023
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Que retenir du forum de l'OCDE sur le devoir de diligence au sein de la filière mode?

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21 févr. 2023

Les 16 et 17 février, l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) tenait à son siège parisien une série de conférences sur le devoir de diligence* dans l'industrie de la mode, une notion très proche du "devoir de vigilance" établi dans le droit français. Faute d'identifier des solutions concrètes sur un sujet aussi vaste que complexe, les échanges entre représentants de pays fabricants, ONG, organismes certificateurs, universitaires et quelques rares marques ont néanmoins permis d'identifier les limites et écueils se posant à la filière textile.


Hannah Koep-Andrieu (OCDE), Sarosh Kuruvilla (Université de Cornell), Hester Janssens (Fair Wear Foundation), Aruna Kashyap (Human Rights Watch) et Emily Norton (OCDE) - MG/FNW


Derrière le parterre verdoyant du château de la Muette, cher à la reine Margot et à Louis XV, se cache un vaste complexe de salles de conférences. Plus protégé qu'un ministère parisien, avec trois sas de sécurité successifs, le siège de l'OCDE accueille chaque année (hors confinement) ce "forum on due diligence in the garment and footwear sector" (forum sur la diligence raisonnable dans le secteur de l'habillement et de la chaussure). Aux quelque 400 participants remplissant la salle plénière de cette édition s'ajoutaient ceux suivant la diffusion en direct sur le portail de l'organisation.

Le tout pour un rassemblement qui réunit le who's who international de la traçabilité, labellisation et responsabilité sociale et environnementale (RSE), sous l'arbitrage des spécialistes de l'organisation de coopération économique, interlocuteurs communs des participants. Des interlocuteurs dont les recommandations en termes de devoir de diligence (ou "due diligence"), qui engage les entreprises à identifier, prévenir et régler les problèmes sur leurs chaînes d'approvisionnement, sont rassemblées dans un document de référence sur le sujet.

Parmi les discussions souvent très techniques qui ont animé ces deux jours de rencontres, précédés de trois jours de présentations en ligne, la question des audits a fait figure de fil d'Ariane dans le dédale des enjeux de filière. Des audits dont les limites sont désormais exprimées clairement: "Les fournisseurs sont souvent contraints de payer eux-mêmes les audits, ce qui peut pousser les auditeurs à minimiser les découvertes, et mettre travailleurs comme clients en danger, résume Aruna Kashyap, directrice associée de l'ONG Human Rights Watch. Qui pointe en outre que tous les auditeurs ne sont pas à même de détecter travail forcé, infantile ou harcèlements."Il devient par ailleurs essentiel de distinguer les marques qui remédient aux problèmes constatés par les audits, et celles qui les mettent sous le tapis", ajoute-t-elle.

Chez Fair Wear Foundation, organisation multipartite qui vise à améliorer les conditions de travail dans les usines de confection, la responsable Hester Janssens estime que le devoir de diligence ne peut être une réalité sans relation équitable entre fabricants et donneurs d'ordres. "Il y a trop de marques et trop de fabricants en concurrence, de pays à pays, d'usine à usine, tout cela pour des marges très minimes", insiste la responsable. "Et à l'échelle des entreprises, il faut au préalable convenir de ce qu'est une bonne façon de remédier à un problème", complète-t-elle, citant le guide de bonnes pratiques mis en place à cet effet par son organisation.

Sarosh Kuruvilla, professeur à l’université de Cornell, était lui venu expliquer avoir identifié vingt-quatre points nécessaires à un devoir de diligence "solide", de la modification des commandes en fonction des problèmes signalés chez les fournisseurs à l’écart entre salaires minimums locaux et salaires de subsistance. Sans parler de la proportion de femmes parmi les cadres des fabricants, limitant les risques de dérives sexistes, ou le respect du droit syndical et la tenue de négociations collectives, dont les chiffres montrent qu’elles induisent un plus grand respect des normes RSE par les entreprises. 

Pour le chercheur, de ces différents points dépendent le résultats réel des démarches RSE. "Car, je le dis aux marques comme je le dis à mes étudiants: la note finale ne dépend pas de l’investissement mais du rendu (input et output, en anglais)", sourit-il. 

"Il y a beaucoup de zones d’ombre et de notions vagues dans les différentes législations qui émergent pour l’instant dans les différents pays", explique Emily Norton, analyste de l'OCDE, "et arriver à des conclusions légales peut s’avérer difficile".

"Greenwashing" et "green-hushing"



L'une des conférences qui n'a pas manqué d'éveiller l'intérêt des participants fut celle réunissant Jeremy Lardeau, vice-président du système de notation environnementale et sociale Higg Index (de la Sustainable Apparel Coalition) et Tonje Drevland, directrice adjointe de l'Autorité norvégienne de la consommation. Entité dont les critiques sur le mode de fonctionnement de l'indice Higg ont poussé ce dernier à suspendre son activité, le temps d'une enquête indépendante dont les conclusions sont attendues pour l'été. Un échange qui fut notamment l'occasion de parler du "green-hushing", stratégie consistant pour les marques à taire leurs efforts durables pour éviter les accusations de greenwashing, ou les reproches en cas d'objectifs non atteints.


Tonje Drevland (Norwegian Consumer Authority), Jeremy Lardeau (Higg index, Sustainable Apparel Coalition) et Kristin Komives (ISEAL) - OCDE


Pour Tonje Drevland, la question va même plus loin. "Il n'est pas question de dire qu'il ne faut pas travailler sur la durabilité, car c'est bien la priorité numéro 1", souligne la responsable. "Mais vous ne devriez pouvoir en parler que quand vous avez atteint une connaissance et un contrôle sur l'ensemble de vos fournisseurs et de vos produits (…). Une grande question est de savoir comment pousser les marques à avoir ce contrôle sur leur approvisionnement", poursuit la responsable. Qui explique que, moins un pays est à même de contrôler le respect des règles RSE, plus ce pays sera tenté d'opter pour des régulations fortes. Et dissuasives. 

"Si nous attendons trop longtemps pour être parfait et avoir le contrôle sur tout, on va attendre très longtemps", estime en réponse Jeremy Lardeau. "Et nous n’avons pas ce temps pour attendre de dédifférencier ceux qui essaient de s’améliorer et ceux qui ne le font pas. Surtout quand nous sommes sur une chaîne d'approvisionnement complexe, avec des implications qui vont au-delà du textile lui-même et des seules régulations internationales."

Du sourcing en terre de conflits



Un autre rendez-vous majeur était une conférence dédiée à la réaction à adopter en cas de crise ou de guerre chez les pays fournisseurs. Avec en exemples récents, le Bélarus, où les représentants syndicaux sont emprisonnés ou expulsés, l'Ukraine, où du travail forcé est signalé dans les zones occupées, et bien sûr la Birmanie, étoile montante du sourcing d'habillement victime d'un coup d'État, où les ouvriers textiles syndiqués sont devenus des cibles pour la junte.

"Quand les syndicats ne peuvent plus opérer dans un pays, comment les marques peuvent-elles prétendre y pratiquer leur devoir de diligence?", interroge Christina Hajagos-Clausen, directrice du syndicat international IndustriAll, qui a montré son émotion face aux exactions perpétrées en Birmanie et confirmées par l'Organisation mondiale du travail (émanation de l'ONU). Tout en pointant que le problème est mondial: "Beaucoup d'acteurs ont suspendu leurs commandes. Pour les autres, nous avons établi un plan de travail, pour que les marques nous aident à faire pression pour améliorer la situation sur place."

"Si vous partez de ces pays, vous y serez peut-être remplacé dans les carnets de commande par des entreprises qui n'ont aucune démarche de diligence concernant leur production. Or nous croyons que le commerce apporte des leviers pour améliorer la situation des travailleurs touchés", avance Linda Kromjong, présidente de l'Amfori (association pour un commerce durable). Un point de vue partagé par Karina Ufert, à la tête de la Chambre européenne du commerce en Birmanie: "Les salaires ne vont certainement pas augmenter dans ce pays dans les années qui viennent. C'est uniquement par les marques que ce sujet peut revenir à la table des négociations entre salariés et entreprises". 

Pour Peter McAllister, directeur exécutif de l'organisation Ethical Trading Initiative (qui rassemble des entreprises, des syndicats et des ONG), le silence de certaines marques est une erreur. "L'essentiel est de ne pas faire comme si c'était business as usual", insiste-t-il. "Quoi que vous décidiez de faire dans des circonstances comme celles-ci, il vous faut expliquer pourquoi. Car dire 'personne ne s'est fait tirer dessus aujourd'hui', ça n'est pas en soi une bonne nouvelle mais le signe d'une situation problématique."

"Un produit sans impact, ça n'existe pas"



Pour George Harding-Rolls, directeur de campagne de la fondation Changing Markets, prouver les affirmations durables d'une marque ne doit pas faire oublier le problème de fond: "Certes, lutter contre le greenwashing est important, mais il faut garder en tête le vrai problème: un produit sans impact, ça n'existe de toute façon pas. C'est donc quoi qu'il arrive vers moins de consommation qu'il va nous falloir aller."


Mauro Scalia (Euratex), Zubeida Zwavel (Cares), Libby Annat (Due Diligence Design), Maria Luisa Martinez Diez (Global Fashion Agenda) et Tobias Fischer (H&M Group) - MG/FNW


"Et il y a toujours le risque de voir des entreprises qui ne se conforment que de façon symbolique aux exigences", note le spécialiste. Qui estime par ailleurs que, même dans un cas d’un sourcing parfait, les marques devront sous peu se poser l’impératif de repenser les enjeux logistiques de l’approvisionnement textile."

"La durabilité n'est pas un but, c'est un voyage", pour Kristin Komives, directrice des programmes de l'Iseal, ONG de concertation sur les enjeux durables, "et sur ce chemin apparaîtra demain sur nos radars quelque chose auquel nous ne pensons aujourd'hui pas. Alors il faudra repenser toute notre façon d'aborder ces enjeux RSE".

"Où sont les administrateurs de marques? "



Les conférences sur les enjeux de la mode durable foisonnent, passage obligé pour tout cycle de conférences qui se respecte au sein d'une filière en mutation. A l'OCDE cependant, au milieu du très complet échantillon de technocrates internationaux de la RSE, fort de peu de marques parmi les orateurs, les poseurs  de questions ou les personnes croisées dans les cocktails proposés.

Bien qu'il se tienne à Paris tous les ans, peu de marques de mode et fédérations contactées avaient entendu parler de ce rendez-vous. Un point qu'a souligné à sa manière le directeur de recherche du Conseil national chinois du textile-habillement Xiaohui Liang en clôture de ces deux jours d'échanges. 

"Où sont les administrateurs des marques?", s'interroge-t-il, face à une audience plus clairsemée vendredi après-midi. "Car ce sont eux qui ont vraiment le pouvoir de changer le monde. Le Bangladesh par exemple n'est pas représenté ici que par des porte-parole, mais bien aussi par des administrateurs de fabricants (lire notre rencontre avec les dirigeants de la filière textile bangladaise). Du côté des marques, à part le groupe américain PVH, qui est représenté, où sont les dirigeants?"


Shutterstock


Initialement annoncé, le directeur de l'impact social du groupe danois Bestseller est finalement absent. Son confrère du groupe suédois H&M s'est quant à lui fait remplacer. Restent le responsable RSE de l'enseigne discount néerlandaise Zeeman, Arnoud van Vliet, et Michael Bride, vice-président senior de la responsabilité sociale du groupe américain PVH (Calvin Klein, Tommy Hilfiger…). Ce dernier aura compensé par un franc-parler bonhomme le manque de marques au sein des panels.

"D'être une marque et de dire que tout est la faute du fabricant, ces jours ne sont pas tout à fait révolus, mais cela ne va pas tarder", indique Michael Bride, s'interrogeant à haute voix sur ce qu'un responsable de son niveau peu ouvertement exprimer. "Car il y a maintenant des ONG, journalistes, actionnaires et surtout clients pour poser des questions derrière. La politique RSE, ce n'est désormais plus une affaire d'image: c'est bien votre chiffre d'affaires qui va être en jeu!"



*Le devoir de diligence est, selon les termes de l'OCDE, le processus par lequel les entreprises peuvent identifier, prévenir, atténuer et rendre compte de la manière dont elles gèrent les impacts négatifs réels et potentiels.

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