8 320
Fashion Jobs
Publicités
Publié le
21 avr. 2023
Temps de lecture
10 minutes
Télécharger
Télécharger l'article
Imprimer
Taille du texte

Rana Plaza: dix ans plus tard, la filière mode a-t-elle tiré les leçons du drame?

Publié le
21 avr. 2023

C’est la pire catastrophe qu’ait connue l’industrie de la mode. Le 24 avril 2013, le monde découvrait les images d’un immeuble effondré dans la périphérie de la capitale du Bangladesh, dont la chute a emporté 1.138 ouvriers du textile dont 80% de femmes, et blessé plus de 2.500 autres. A proximité des corps ensevelis seront déterrées les étiquettes de grandes marques occidentales, de Prada à Versace jusqu’à Primark et Walmart, en passant par H&M, C&A ou Mango. Un massacre qui, dixit marques et représentants de la filière, devait engendrer une remise en cause de l'industrie de la mode quant aux conditions de travail de ses petites mains. Mais qu'en est-il réellement dix ans après?


Une ouvrière textile extraite des décombres le 24 avril 2013, plusieurs heures après l'effondrement du bâtiment - Shutterstock


Le Rana Plaza était baptisé du nom de son propriétaire, Sohel Rana, issu de la jeune garde de l’Awami League, parti à la tête du pays depuis 2009. Le site avait été bâti en 2006 dans la partie nord-est de Dacca. Il avait été pensé pour accueillir des bureaux. Néanmoins, entre banque, boutiques et logements, ce seront plusieurs manufactures d’habillement qui s’installeront finalement dans ses étages supérieurs, cumulant jusqu’à 5.000 travailleurs.

Les services de sécurité de la préfecture se sont très vite inquiétés de la solidité de cet édifice, dont les quatre derniers étages ont été construits sans permis, grâce à des soutiens politiques. Alors que les vibrations des machines textiles commencent à fissurer les murs, boutiques et banque s’en vont.

La veille du drame, un ingénieur dépêché sur place ordonne l’évacuation. Devant le bâtiment, Sohel Rana expliquait alors qu’il ne s’agissait que de dommages limités aux plâtres, face à des journalistes documentant les dégâts.

Le procès de Sohel Rana fera ressortir que le propriétaire aurait, le jour du drame, eu recours à des hommes de main pour forcer les ouvrières et ouvriers du textile à reprendre le travail. L’enclenchement d’un générateur situé dans les étages supérieurs entraîna les secousses de trop, qui tueront ou blesseront les occupants. Il faudra plusieurs semaines à des milliers de volontaires pour creuser dans les décombres. Tous les disparus n'ont pas été retrouvés.

Réactions des Etats, marques et ONG



De Washington à Bruxelles, les réactions s’étaient multipliées dès l’annonce de la catastrophe. Le vice-Premier ministre britannique d'alors Nick Clegg soulignait le poids que peut avoir un client en choisissant une marque d’habillement.

Aux Etats-Unis, l’administration Obama fit pression sur le gouvernement bangladais, jusqu’à intégrer à la loi “Trade Facilitation and Trade Enforcement” de 2015 une provision prévoyant de supprimer les avantages douaniers du Bangladesh si la sécurité des travailleurs n’y était pas améliorée. Le commissaire européen au commerce Karel De Gucht émit des menaces similaires contre un pays qui était, et reste, le troisième fournisseur d’habillement des Etats-Unis, et le deuxième fournisseur de l’Union européenne.



Des milliers de volontaires ont pris part à la recherche de survivants parmi les décombres - Shutterstock


"Devastés", "choqués", préoccupés", attristés"... Face aux mises en cause venant des ONG, mais aussi des consommateurs via les réseaux sociaux, les marques ont de leur côté publié rapidement des communiqués, souvent très similaires. H&M, Inditex, Gap Inc, Primark, Benetton, VF Corp, PVH Corp, C&A, Esprit, Marks & Spencer et bien d'autres ont ainsi lancé des messages ayant pour traits communs l'engagement d'œuvrer à améliorer les conditions de sécurité des travailleurs. Néanmoins, elles ont été plusieurs, comme Walmart, Benetton ou Mango, à aussi rejeter la faute sur leurs fournisseurs, arguant ne pas avoir été informées des conditions locales de production, ou même n'avoir pas connaissance d'une production sur ce site.

Un rejet de la faute qui a été très vite attaqué par l'ensemble des ONG. "Les travailleurs de l'industrie de la confection au Bangladesh travaillent dans des conditions inhumaines depuis des années, et cela a été ignoré par les marques qui ont utilisé ces usines pour leurs produits bon marché", déclarait quelques jours plus tard Ineke Zeldenrust, cofondatrice de Clean Clothes Campaign . "Ces marques ont le pouvoir de changer cela, mais elles ont continué à chercher des prix toujours plus bas, laissant les travailleurs dans des conditions dangereuses et inacceptables."

Un "drame national" pour le Bangladesh



“Pour nous, c’était avant tout un vrai drame national, qui a fait comprendre à tous qu'il fallait que les choses changent”, se souvient de son côté Shafiul Islam, alors président du BGMEA, la fédération bangladaise du textile-habillement. Un an après le drame, ce sont quelque 200 ateliers textiles qui auraient été fermés au Bangladesh pour des raisons de sécurité, dans un pays où 80% des exportations sont générées par le textile-habillement.


Les usines textiles et leurs machineries avaient été installées dans les derniers étages, rajoutées sans autorisation à la structure initiale - Shutterstock


Environ 200 marques avaient un jour eu affaire au Rana Plaza pour leur approvisionnement, selon l’ONG Clean Clothes Campaign. Celles-ci furent incluses dans la constitution d’un fonds de dédommagement des victimes. Il faudra trois ans, et des pressions publiques sur certaines marques, pour réunir les quelque 30 millions de dollars nécessaires. Pressions exercées par des ONG parmi lesquelles émergèrent, au premier anniversaire du drame, le Fashion Revolution Day, rendez-vous international devenu la Fashion Revolution Week, incarné par la campagne “Who made my clothes?”

“Le Rana Plaza était un choc mais pas une surprise”, rappelle Nayla Ajaltouni, déléguée générale du collectif d’associations et syndicats Éthique sur l'Étiquette (lire notre interview), qui rappelle que les ONG avaient déjà, avant le drame, chiffré à 700 le nombre d’ouvriers du textile morts au Bangladesh dans des incendies ou effondrements d’usines. “Les entreprises d’habillement avaient toujours demandé qu’on leur fasse confiance, qu’on les laisse agir (...) à travers de simples codes de conduite et audits sociaux. Une position idéologique qu’est venu renverser le Rana Plaza”.

Industrie bangladaise et hypocrisie des marques



Aujourd’hui député bangladais de la 10ème circonscription de Dacca, Shafiul Islam se souvient que, dès l’été 2013, les marques occidentales montraient des comportements contradictoires. Celles-ci communiquaient alors largement sur les améliorations exigées de leurs fournisseurs bangladais. Dans le même temps, les commerciaux de ces mêmes marques continuaient à faire pression sur les prix de commandes. Menaçant même de délocaliser face aux hausses de salaires minimums instaurées au Bangladesh suite au drame.


Le député Shafiul Islam, président du BGMEA en 2013, et son successeur actuel Faruque Hassan, en février à l'Ambassade du Bangladesh à Paris - MG/FNW


“Tout le monde dans la filière reconnaît le gros travail de transformation mené par la filière depuis dix ans, mais dès qu'on parle d'argent, on retombe sur des questions brutales de compétitivité”, résume l’ancien président du BGMEA. Qui déplore les commandes partant progressivement vers des pays moins chers, et aux engagements socio-environnementaux limités, voire inexistants.

Une situation qui n’avait toujours pas évolué en 2020, selon Rubana Huq, dirigeante du BGMEA à la veille de la crise sanitaire. “C’est devenu pire!” nous expliquait même cette présidente de filière, pour qui les marques continuaient de fuir leurs responsabilités vis-à-vis des fournisseurs investissant à leur demande. “Les améliorations ne peuvent pas qu'être punitives, elles doivent être proactives, ce qui implique que les donneurs d'ordres s'engagent auprès de ceux qui font l'effort.”

Et la crise sanitaire n’a fait qu’accentuer ce constat: le Bangladesh a vu en 2020 de grands donneurs d’ordres textiles annuler des commandes déjà produites, ou renégocier unilatéralement le prix de celles-ci. “Presque toutes les marques nous ont retiré l'assurance de commandes futures”, nous indiquait en novembre 2022 Miran Ali, vice-président du BGMEA. Qui salue néanmoins les commandes maintenues par le géant suédois H&M et le français ID Kids malgré leurs magasins fermés. “Voilà ce que j'appelle un vrai partenariat et, en tant que fournisseur, nous nous en souviendrons toujours”.

La filière a-t-elle vraiment évolué “pour le meilleur”?



Dix ans après le drame, se pose donc la question de savoir quels changements positifs ont émergé des décombres du Rana Plaza. L’un des plus évidents est l’Accord sur la sécurité des incendies et des bâtiments au Bangladesh (The "Accord on Fire and Building Safety in Bangladesh"), réunissant 200 marques autour des industriels, élus et syndicats bangladais pour assurer un standard de contrôle de la sécurité des sites de production. Un projet qui, il faut s'en souvenir, était déjà porté par des ONG avant le drame. Mais avant le Rana Plaza, aucune grande enseigne n’avait accepté de s’engager sur un contrat jugé trop contraignant, se souvient Nayla Ajaltouni.

L’accord est une initiative principalement portée par des donneurs d’ordres européens, là où une démarche similaire à dominance américaine, baptisée l’Alliance for Bangladesh Worker Safety, a été dissoute en 2018. L’Accord sur la sécurité des incendies et des bâtiments au Bangladesh, lui, continue son activité... et a tout récemment initié son internationalisation en se déclinant au Pakistan. Sans cependant susciter le même enthousiasme que son grand frère bangladais: seules une quarantaine de marques ont signé l’accord pakistanais.


Une commémoration du drame à Dacca le 24 avril 2021 - Shutterstock


En Europe, le Rana Plaza a permis de faire émerger un futur cadre sur la "vigilance raisonnable" (due diligence) des entreprises. Une approche inspirée du "devoir de vigilance" des entreprises adopté précédemment en France. De tels dispositifs doivent théoriquement empêcher à l’avenir les commanditaires de se défausser sur leurs fournisseurs en cas de problèmes socio-environnementaux. Ce 24 avril 2023, le Parlement européen doit se prononcer sur une directive devant fixer le cadre de travail de la future règle communautaire.

Chez les marques, le Rana Plaza aura permis de rendre plus audible une génération de professionnels et cadres davantage sensibles aux enjeux environnementaux mais également sociaux. En 2013, les marques communiquaient déjà largement sur leurs efforts “verts”. En 2023, elles n’oublient pas d’évoquer en parallèle leurs initiatives sur le plan humain.

Néanmoins, nombre d’ONG dénoncent ouvertement l’accélération du “social washing” (exploitation marketing de mesures inexistantes ou symboliques sur le plan humain) venant de marques d’habillement parlant beaucoup mais agissant peu. “Les mauvaises pratiques reviennent, business as usual”, déplore Nayla Ajaltouni, “avec, au mieux, des mesures cosmétiques pour camoufler ce refus d’évoluer réellement”.

Fast-fashion, Shein et Ouïghours



Pour savoir quelles traces a laissé le Rana Plaza dans la conscience sociale de la filière, il faut aussi se pencher sur les dernières évolutions et scandales touchant l'industrie de la mode. Et notamment l’accélération de la fast-fashion, devenue en dix ans l'incarnation de la surconsommation textile. Sa logique de rotation rapide de collections à bas coûts implique de continuer à tirer les prix vers le bas auprès de fournisseurs.

Comme récemment évoquée lors d’un sommet de l’OCDE à Paris, cette quête du prix amène certains donneurs d’ordres à se tourner vers des filières toujours moins regardantes. Voire à maintenir des commandes dans des pays en crise, comme la Birmanie, où les ouvriers syndiqués sont devenus des cibles privilégiées pour la junte militaire à l'origine du récent coup d’Etat.



L'ONG Public Eye dénonçait en 2021 les conditions de production dans les ateliers produisant pour Shein à Canton, dans des bâtiments inadaptés aux productions industrielles - Public Eye


Cette logique de course au prix a par ailleurs fini par enfanter Shein, marque chinoise à propos de laquelle l’ONG suisse Public Eye a eu tôt fait d’établir un parallèle avec le Rana Plaza: un rapport de 2021 explorait le maillage de petits ateliers du “village de Nancun” (dans le district de Canton). Là encore, machines et ouvriers y sont installés dans des immeubles inadaptés à l’industrie textile, et où les quelques sorties de secours sont encombrées de sacs portant le logo de la marque.

La bonne conscience sociale de la filière mode est par ailleurs mise à mal par le drame des Ouïghours. "Travail forcé" selon l’ONU et les ONG, œuvre "d’intégration par le travail" selon Pékin, l'activité de la minorité musulmane chinoise est essentielle à la production de coton au Xinjiang, province qui produit 20% du coton mondial. Et ce n'est que la partie émergée du problème: des Ouïghours sont envoyés à travers la Chine dans les usines textiles transformées en centres fermés, qui rendent difficilement traçable l’amplitude réelle de l’exploitation de cette minorité dans la production chinoise de textile-habillement.

Alors que Washington et de nombreux élus occidentaux parlent ouvertement de "génocide", la filière mode a échoué à afficher sur ce sujet un front commun similaire à celui qu’avait, plus soudainement et spectaculairement, occasionné le Rana Plaza. 


Une stèle en mémoire aux victimes



Encourant initialement la peine de mort pour assassinat, Sohel Rana, propriétaire du Rana Plaza, écopera finalement de trois ans d’emprisonnement pour corruption en 2017. Des faits de corruption qui, par l’implication des relations politiques de l'accusé, avaient causé une longue suspension du procès. Qui a finalement pu reprendre en 2022, après cinq ans d’interruption.

Le site du Rana Plaza n'a jamais été entièrement déblayé ni reconstruit. Sur ce qui est devenu un lieu de recueillement pour les Bangladais, une stèle a été installée en mémoire aux victimes. "Nous nous engageons à maintenir leur dignité en assurant une compensation juste et des conditions de travail sûres pour les travailleurs de l'industrie du vêtement", dit celle-ci, en bengali et en anglais.

Tous droits de reproduction et de représentation réservés.
© 2024 FashionNetwork.com