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8 nov. 2021
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Stefano Martinetto (Tomorrow): "Le Brexit nous oblige à réinvestir massivement en Italie"

Publié le
8 nov. 2021

Depuis qu’il a fondé en 2010 à Londres Tomorrow London Holdings Ltd avec son associé Giancarlo Simiri, Stefano Martinetto a transformé le showroom des débuts en une multinationale dédiée à la jeune création, qui a encore évolué cette année en s’orientant dans le canal de la vente directe via l’acquisition de l’enseigne londonienne Machine-A. Alors qu’il vient de s’emparer de Martine Rose, celui qui compte dans son portefeuille certains des labels les plus intéressants du moment (A-Cold-Wall, Coperni, Colville, Charles Jeffrey Loverboy et Athletics Footwear), raconte à FashionNetwork.com comment il a réorganisé son entreprise en plein Covid et avec le Brexit.


Stefano Martinetto - Tomorrow Ltd


FNW : Vous venez de prendre 60% dans Martine Rose, qui elle-même a pris une petite participation dans Tomorrow. Une première pour vous?

ST :
Ce deal est particulier et très important, car il marque le début d’une philosophie d’investissement. Tomorrow devient un investisseur pour des marques fondées par des leaders créatifs avec une vision forte, presque politique, de leur rôle dans la société. Des designers-entrepreneurs qui restent indépendants dans leur cœur. Avec Martine Rose, nous avons expérimenté cette nouvelle formule. A travers une augmentation de capital et un échange d’actions, nous lui permettons d’accéder à tous nos services, mais aussi de participer à notre développement. Une manière d’aligner les intérêts de la fondatrice du label avec ceux de Tomorrow, c’est-à-dire la plateforme qui la soutient.

FNW : Comment définiriez-vous Tomorrow aujourd’hui?

SM :
Nous nous voyons un peu comme la Factory d’Andy Warhol, avec les créateurs artistes qui s’allient à un groupe de managers ayant créé des business semblables au leur et leur permettent de devenir eux-mêmes le cœur du business. L’art, c’est le business, mais les artistes sont dans le business. C’est ce que nous essayons de créer avec Tomorrow. Un grand partage d’intérêts et de réseaux ainsi qu’un alignement culturel qui nous aide à apprendre auprès de chaque personne travaillant avec nous, tout en appliquant les meilleures pratiques aux nouveaux créateurs qui nous rejoignent.
 
FNW : Dans quelles autres marques avez-vous investi?

SM :
A-Cold-Wall a été le premier à accepter un investissement de la part de Tomorrow. C’est notre business partenaire depuis trois ans et demi et nous en sommes tous deux très satisfaits. Il y a aussi Coperni, puis le label anglo-italien Colville et Charles Jeffrey Loverboy, qui a doublé son chiffre d’affaires depuis un an qu’il est avec nous. Enfin, nous avons une petite participation dans Athletics Footwear, un label mêlant technologie et nostalgie. Il a été fondé par Chris Kyvetos, à l’origine de l’enseigne Sneakerboy en Australie, avec Sugi International Ltd de Massimo Sinigaglia, compagnie spécialisée dans la chaussure de sport basée à Hong Kong.
 
FNW : Quelles sont vos participations dans les marques?

SM :
Nous ne les dévoilons pas. En général, nous investissons dans les marques avec des participations allant d'un peu plus de 40 à 60%. C’est toujours le créateur fondateur qui décide. Pour nous, cela ne change pas grand-chose, car nous savons qu’il garde dans tous les cas le contrôle total de sa marque en termes de stratégie, d’image et d’objectifs. De notre côté, nous prenons les licences de la marque en gérant l’opérationnel, du développement produit à la production et la distribution.
 

"Nous ne pensons pas que le monde aille dans la direction des trois conglomérats bien connus du luxe"



FNW : Quelle est la philosophie de Tomorrow?

SM :
Notre objectif est de contribuer à la création des labels de demain. Nous nous proclamons comme la dernière plateforme qui défend les marques indépendantes et émergentes. Nous ne pensons pas que le monde aille dans la direction des trois conglomérats bien connus du luxe, en particulier la Gen Z, qui représentera 50% des consommateurs dans cinq ans.

Nous estimons avoir trouvé un positionnement unique, nous permettant d’avoir une très grande part sur un marché relativement petit. Nous sommes très compétitifs, car grâce à l’extension de nos fonctions transversales, nous permettons à nos marques d’atteindre très vite le seuil de rentabilité. Elles y arrivent autour de 5 millions d’euros de chiffre d’affaires et sont rentables avec des ventes autour de 10 millions d’euros. C’est possible grâce à notre important business B2B et les synergies au sein de notre structure.
 
FNW : Comment s’organise votre structure aujourd’hui?

SM :
Le premier service que nous offrons est le B2B avec des showrooms physiques permanents à Milan, Londres, New York et Los Angeles, et temporaires à Paris, Dallas, Hong Kong, Shanghai et Séoul. Mais aussi à travers une plateforme technologique de showroom digital, où il est possible de passer commande. Elle propose aux acheteurs toutes sortes de contenus, éditoriaux et vidéos, avec l’histoire de la marque, sa dernière campagne, ses lookbooks et le styliste qui raconte sa collection. On a créé une sorte de Netflix de la vente!
 

L'un des looks de Martine Rose, qui vient d'intégrer le groupe - Tomorrow Ltd


FNW : Vous comptez combien de labels et créateurs?

SM :
Nous travaillons avec une cinquantaine de maisons se partageant entre les "Tomorrow originals", soit nos propres marques ou celles dans lesquelles nous avons investi, et les "Tomorrow next", c’est-à-dire les labels de la prochaine génération comme Nensi Dojaka, qui vient de remporter le Prix LVMH, Bianca Saunders, gagnante du prix de l’Andam, ou Bethany Williams, couronnée, également en 2021, par le Vogue Designer Fashion Fund. Puis, il y a notre division internationale "Goods and Services", qui au début était basée à New York. Elle compte 25 à 30 marques visant à faire de plus grands volumes, telles que Self-Portrait, Rebecca Minkoff ou encore N°21.
 
FNW : A côté du B2B, vous êtes entrés récemment dans la vente directe?

SM :
Nous avons créé un canal B2C vers le consommateur direct, à la fois multimarque et monomarque. Ce dernier fonctionne à travers une plateforme multimarque. Il s'agit du concept-store londonien Machine-A, spécialisé dans les marques de jeunes créateurs, que nous avons acquis fin 2020 avec son site de vente en ligne, qui gère aussi les e-shops monomarques de nos griffes. A cela vont s’ajouter plusieurs boutiques physiques de nos labels, que nous ouvrirons bientôt. Enfin, nous avons 10 Redchurch, notre outil de distribution sur Farftech.
 
FNW : Vous avez aussi développé un service de consulting?

SM :
Au sein du monde B2B, nous avons créé l’agence Tomorrow Projects, pilotée par Julie Gilhart, qui s’occupe des projets spéciaux avec Tomoko Ogura et Giovanni de Marchi. Elle s’adresse surtout à des marques "héritage" qui veulent se reconnecter à la Gen Z. Par exemple, nous avons travaillé à la collaboration entre Ermenegildo Zegna et Fear of God, celle de Paul & Shark avec Greg Lauren, mais aussi développé l’initiative Red Tag de Diesel avec Shayne Oliver, puis A-Cold-Wall, et enfin Glenn Martens, qui par la suite est devenu le directeur créatif de la marque. Nous conseillons de nombreuses maisons. Actuellement, nous avons douze nouveaux projets en cours.
 
FNW : Pour résumer?

SM :
Avec Tomorrow, la marque cliente peut avoir un simple rapport de six mois pour un consulting, un contrat d’agence wholesale, un contrat de distribution ou bien un investissement de notre part, qui prévoit une licence de production et distribution mais aussi la gestion de ses ventes directes.
 
FNW : Avec toutes ces nouvelles activités, vous devez recruter?

SM :
Nous allons recruter 70 à 78 personnes dans les douze mois. Nous en avons déjà embauché une trentaine. Pour rappel, nous avons construit le canal B2C en partant pratiquement de zéro avec les huit employés de Machine-A pour arriver à plus de 30 personnes. Parallèlement, le B2B est en forte croissance et nous avons aussi renforcé l’opérationnel et les capacités de production de nos labels. Notre effectif atteint actuellement environ 210 personnes. Nous sommes devenus une petite multinationale.
 

"Une bonne partie des opérations ne sont plus effectuées en Angleterre"



FNW : Avez-vous été pénalisés par le Brexit?

SM :
Effectivement, le Covid ne suffisait pas à lui seul… Nous avons subi de plein fouet le Brexit alors que Tomorrow était dans une phase de transformation stratégique et de développement technologique, ce qui était déjà complexe. Nous avons cru en une décision rationnelle de la part du gouvernement anglais en pensant que nous aurions à affronter un traité relativement simple à gérer. Or le 23 décembre, nous avons reçu un document de de 1.077 pages avec le règlement du Brexit entrant partiellement en vigueur dès le 1er janvier!
 

Le showroom milanais - Tomorrow Ltd


FNW : Comment avez-vous affronté la situation?

SM :
Nous avons dû décider en quelques jours et en plein Covid que faire avec tous les créateurs et détaillants, qui avaient respectivement vendu et acheté des produits se trouvant soudain grevés de taxes douanières à l’entrée et la sortie de l’Angleterre, avec de nouvelles règles d’exportation en Europe. Nous avons pris en charge ces coûts supplémentaires et reconverti la logistique. Du coup, nous avons dû ouvrir un entrepôt sous douane en Angleterre et un centre de distribution en France. Cela nous a coûté environ 3 millions d’euros entre les consultants, la réorganisation et les coûts des taxes douanières afin que ni nos revendeurs, ni nos designers ne soient lésés.
 
FNW : Et aujourd’hui?

SM :
Nous ne pouvions continuer sur cette ligne. Le Brexit nous oblige à réinvestir massivement en Italie, à Prato, près de Florence, pour y ramener dès ce mois de novembre notre entrepôt central européen. Nous allons y transférer des centaines de milliers de produits. Nous gardons notre centre logistique de Birmingham pour desservir l’Angleterre et les pays ayant des traités avec elle. Nous avons aussi un centre pour les Etats-Unis au New Jersey et un autre pour l’Asie à Hong Kong. Par ailleurs, nous renforçons notre bureau administratif milanais, comptant une trentaine de personnes. Notre siège principal reste à Londres, mais une bonne partie des opérations ne sont plus effectuées en Angleterre.
 
FNW : Quel est votre chiffre d’affaires?

SM :
En 2019, nous avons engendré près de 90 millions de livres sterling (106 millions d’euros) en GMV, soit la valeur brute de la marchandise, tandis que le chiffre d’affaires réel s’élevait à 60 millions d’euros. Pendant le Covid, nous avons reculé de 22%, en ligne avec le marché. A noter toutefois que pendant la pandémie, nous avons décidé de réduire le nombre de marques que nous distribuions de manière importante et, en plus, nous avons renoncé à de nombreuses commandes à hauteur de 10 millions de livres sterling. En cette première année post-Covid 2021-22, compte-tenu que notre exercice se clôt fin avril, nous tablons, entre ventes directes, wholesale, service de consulting et les revenus de nos marques, sur 140-150 millions d’euros (120 millions de livres sterling) en GMV, et pour le prochain exercice 2022-23 sur 190 millions d'euros.
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FNW : Comment voyez-vous le marché à présent?

SM :
Je suis très optimiste et positif et objectivement surpris par la vitesse et la dimension de la reprise. Je ne m’y attendais pas. Nos collections printemps-été 2022 ont fait 20% de plus par rapport à nos meilleures ventes de toujours. C’est considérable, d’autant plus que la campagne de vente a été réalisée à travers seulement un cinquième de nos rendez-vous physiques habituels. Tout est passé par le canal digital.
 
FNW : Comment expliquez-vous ce phénomène?

SM :
La résilience du marché de la mode a été incroyable, au-delà de la logique. Après une période sans occasions pour sortir et s’habiller, il est stupéfiant de voir comment la mode est devenue un véritable objet de gratification. Il est clair qu’après une période de peur, il y a eu un moment d’euphorie. Il se peut que le marché se calme. Mais, dans le fond, les mentalités ont changé.
 
FNW : C’est-à-dire?

SM :
Les tendances précédentes au Covid se sont accélérées. Le consommateur Gen Z, qui est notre consommateur de référence, est davantage orienté sur un partage de valeurs. Nous estimons qu’à l’avenir le client sera moins influencé par la notoriété de certaines marques s’appuyant sur leur héritage et par leur grande frappe de force, entre campagnes publicitaires et collaborations avec artistes et influenceurs, mais ira choisir un produit porteur d’une identification plus forte avec le fondateur de la marque. Un leader créatif, qui incarne une valeur, que ce soit en termes de genre, ethnie, mouvement artistique, éco-responsabilité, etc. Il y a donc une grande opportunité pour les marques émergentes. Surtout dans un monde B2B qui a été requalifié et est très différent de ce qu’il était il y a deux à trois ans.
 
FNW : Quels sont vos projets pour les mois à venir?

SM :
Nous travaillons à un deal secret, qui devrait être annoncé en janvier. Puis nous aurons une période d’intégration et de consolidation des marques récemment entrées dans notre écurie. Nous recommencerons à plancher sur des investissements de manière plus proactive vers mai-juin 2022.

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