
Matthieu Guinebault
24 août 2023
Valeria Rodriguez (Max Havelaar): "La mode s’est construite sur un modèle délétère pour l'environnement et les droits humains"

Matthieu Guinebault
24 août 2023
L’Initiative citoyenne européenne (ICE) destinée à alerter Bruxelles sur les conditions de rémunérations des travailleurs textiles a recueilli 240.000 signatures. Pour Max Havelaar France, qui a soutenu la démarche, la prochaine étape est d’imposer la notion de “salaire vital” dans le futur droit de vigilance européen. Mais aussi de forcer les entreprises à analyser l’impact négatif de leurs modèles, nous explique Valeria Rodriguez, responsable du plaidoyer de l’organisation.

FashionNetwork.com: Quel était le point de départ de cet ICE ?
Valeria Rodriguez: La situation des travailleurs du textile est un sujet abordé depuis longtemps. L’idée de départ de cet ICE était que, certes les consommateurs doivent changer leur mode de consommation, mais que la voie à privilégier est celle d’une législation qui exigerait des entreprises qu’elles prennent leur responsabilité. Nous voulons faire vivre cette idée que le salaire vital (de l’anglais “living wage”) est un droit humain qui doit être respecté. Et nous voulions que la Commission européenne pousse les entreprises à veiller que des niveaux de revenus nécessaires soient versés tout au long de la chaîne de valeur.
FNW: Après cette ICE, quels vont être les chantiers à mener autour de la filière textile ?
VR: Nous sommes convaincus que l’ICE a permis de faire bouger certaines lignes, car nous avons un nombre croissant d’eurodéputés qui se sont rangés à nos positions et demandent que le devoir de vigilance inclut l’imposition de salaires vitaux. Cela a contribué à rendre plus visible les enjeux sociaux de la fast fashion et de l’ultra fast fashion. Car si l’on voit depuis des années se multiplier les engagements de marques sur le plan environnemental, ce n’est pas suffisant, car les ouvriers du textile gagnent encore de deux à trois fois moins que le salaire vital.
FNW: Les enjeux environnementaux de la mode ont-il rendu invisible l’enjeu social de la filière ?
VR: Les enjeux liés à l’environnement ont en effet plus vite été pris en compte par les entreprises. Néanmoins, nous venons de commémorer les dix ans du drame du Rana Plaza, qui avait fait 1.200 morts au Bangladesh. Je pense que cela a marqué une partie de la population, mais peut-être pas suffisamment. C’est pour cela qu’il faut continuer à prendre la parole sur ces sujets, à dire qu’un vêtement pas cher a des conséquences. Pour la suite, je pense que nous avons une grande opportunité devant nous.
FNW : Cette opportunité, c’est le devoir de vigilance européen ?
VR : Effectivement. Si le texte voté par le parlement aurait pu être mieux, il représentait déjà un progrès par rapport à celui initialement proposé par la Commission. Maintenant commencent les négociations. Et nous allons tout faire pour que le texte final inclut explicitement la référence à un salaire vital pour les travailleurs, partout dans le monde, sur les chaînes d’approvisionnement. Un autre point important pour nous est la reconnaissance du fait qu’une pratique commerciale a des conséquences sur les droits humains. Les entreprises doivent se pencher sur les effets de leur business model.
FNW : C'est-à-dire ?
VR : Si une entreprise annule subitement un contrat, cela peut être source de violation de droit humains, car le fournisseur pourrait ne pas payer aux travailleurs les productions déjà engagées. Si une marque exige toujours plus de vêtements, toujours plus vite, et toujours moins cher, cela a une incidence, car cela conduit à des contrats précaires, salaires de misère et conditions de travail ignobles. Et nous pensons que le devoir de vigilance doit imposer, en conséquence, une analyse d’impact des business model. Et nous estimons que le périmètre du devoir de vigilance doit être le plus large possible, pour concerner un maximum de donneurs d’ordres, et protéger un maximum de travailleurs.
FNW: Qu’est-ce qui fait du textile un terrain privilégié sur ces questions, pour les ONG ?
VR: C'est un secteur qui produit massivement et s’est délocalisé massivement dans des pays où les salaires sont extrêmement bas, et les conditions de travail mauvaises. On le voit avec l’ultra fast fashion, c’est aussi un secteur vecteur de surconsommation, qui accouche de décharges textiles géantes. La mode s’est construite sur un modèle délétère pour environnement et droits humains. Nous avons maintenant des études démontrant que, si l’on s’arrête de produire aujourd’hui du vêtement, on aura toujours de quoi vêtir les deux prochaines générations.
FNW: Certains eurodéputés proposent de surtaxer les produits importés selon les conditions de production. Est-ce un axe pertinent ?
VR: C’est une approche que nous soutenons, car il y a une notion dont on parle de plus en plus, c’est celle du coût caché. Voici un exemple dans l’alimentaire, où Max Havelaar opère beaucoup: mal rémunéré, les producteurs de cacao ont cherché à produire plus. Cela a conduit à de la déforestation. Donc cela veut dire que l’on paie au final deux fois. Quelqu’un va devoir payer la dépollution de l’eau, le retraitement des sols, l’aide au développement… Autant de choses que l’on paye par d’autres biais. Donc taxer les produits différemment selon qu’ils ont des externalités positives ou négatives me semble une bonne idée.
FNW : Que pensez-vous de l’affichage environnemental, qui apparaîtra en France l’an prochain ?
VR : Nous regrettons depuis le début que cela soit un affichage uniquement environnemental, car nous ne pensons pas que les choses peuvent être séparées ainsi. Un affichage environnemental qui ne donne pas d’indication sur les conditions humaines de production ne donne pas une photo honnête d’un produit. Le député Dominique Potier aura tout essayé pour que cet affichage soit environnemental et social. Un produit fabriqué dans des conditions ignobles ne devrait pas avoir la même note qu’un produit fabriqué dignement. A côté, il y a des labels environnementaux qui intègrent plus ou moins des critères sociaux. Mais le label Fair Trade Max Havelaar pour le textile est le seul qui recouvre toute la chaîne de production, des champs aux produits finis. Mais c’est surtout le seul qui intègre la notion de salaire vital.
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